Le métier d’urbaniste ne consisterait-il pas pour une grande part à réparer les erreurs du passé ?

Prenons l’exemple des grands ensembles.

On les a construits, dans les années 60, en un peu plus de 5 ans. 40 ans après, on tente toujours d’apporter des réponses à leurs problèmes. Qui dit mieux ? Depuis, on démolit puis reconstruit, puis poursuit la démolition… Au passage, les budgets s’accumulent. Les habitants, à qui l’on ne veut que du bien, sont ballottés. Alors on les amuse avec des animations réalisées à partir de palettes de chantiers… Il y a longtemps déjà, je fus chef de projet des Minguettes, à Vénissieux, à l’époque le plus important quartier de grands ensembles de France. J’ai pu prendre la mesure du sujet car à cette occasion, nous avons eu à organiser, entre autres, la démolition des dix tours d’un des quartiers appelé alors La Démocratie. Construit dans l’enthousiasme, délaissé peu à peu par ses habitants, il était devenu un vaste cimetière de boîtes de 15 étages alignées, vides et murées. Mausolée à la gloire des sixties, à la gloire des familles qui y avaient vécu une partie de leur vie et l’avaient fui ? Il fut remplacé, des années après, par des bâtiments à deux étages. Difficile dès lors d’avoir une opinion idéalisée des bienfaits de l’industrialisation du logement. Dans la décennie qui a suivi, j’ai eu à travailler sur tous les quartiers d’habitat social du Grand Lyon. Difficile de ne pas relativiser les théories urbaines censées apporter le bien-être. Elles supportent mal la confrontation avec le réel.

A présent, on aborde plutôt mieux et avec plus d’efficacité l’intervention sur ce sujet compliqué qu’est la transformation des grands ensembles. D’autant plus compliqué qu’ils sont habités. C’est bien leur but mais la tâche n’en est pas plus aisée car l’on sait moins bien gérer le domaine de la sociologie que celui de la technique. En tout cas, il n’est pas nécessaire de faire de longues analyses prospectives pour se rendre compte qu’il y a du travail pour longtemps encore.

Prenons les espaces publics.

La voiture a été la reine pendant près d’un demi-siècle, depuis les années 60 encore. Et son règne n’est pas terminé, notamment dans certaines métropoles d’Asie ou d’Amérique latine. On a construit pour elle de grandes infrastructures, transformé les rues en voies, aménagé, organisé les villes, les quartiers, la vie urbaine selon ce paradigme. Au début des années 90, suite à une prise de conscience initiée à Barcelone, on a commencé à s’intéresser aux espaces publics et j’ai été impliqué sur ce thème au Grand Lyon, à Saint-Etienne ou par exemple à Naples. Peu à peu, l’espace alloué à la voiture a été grignoté au profit des piétons. Des endroits à vivre ont été créés là où il y avait des parkings, on a construit des trottoirs. On a défait en quelque sorte ce qui avait été réalisé à grands frais dans les années 60, les réalisations étant devenus en partie inutiles voir néfastes. A la place, on a dépensé de nouveau de l’argent pour améliorer la vie quotidienne, la qualité de l’air, planter des arbres. Et cela dure depuis des années. Réparer d’une part, empêcher que de nouvelles « exactions urbaines» soient commises d’autre part.

A cette époque, on aurait pu faire autrement. A Copenhague, la pression populaire avait alors conduit à privilégier le vélo. La détérioration de la ville et de ses espaces a donc été évitée. De ce fait, il n’est pas, à présent, nécessaire de revenir avec des investissements importants sur les travaux effectués alors. Juste moderniser, actualiser. C’est le but du « Copenhagen urban Space Action Plan » que nous avons réalisé et qui, pour améliorer les usages piétons, n’a pas eu à remettre en cause la priorité donnée aux vélos. Il en est de même en France aujourd’hui où les deux-roues ont le vent en poupe. Dans les territoires où la qualification des espaces publics a été engagée, on n’a pas à tout casser pour intégrer cet élément en plus.  

Derrière ces exemples, apparaît la notion de patrimoine, non pas au sens où il s’agirait d’un témoignage remarquable du passé qu’il faudrait conserver. Plutôt comme cette accumulation lente de qualités urbaines qui, peu à peu, se constitue avec le temps, au fil des générations. Susceptible d’évoluer, ce patrimoine là n’est pas figé. Il ne doit pourtant pas être remis en cause car il constitue le socle de la personnalité d’un territoire, à partir duquel l’évolution doit se faire, s’appuyant sur les valeurs qu’il a apportées et en les respectant.

Qu’en est-il du paysage ?

Des années 60 jusqu’à peu, ce ne fut guère une préoccupation majeure. On y porte plus attention à présent et tente d’en assurer la préservation partielle. Mais que de « dégradation » durant le demi-siècle écoulé. Est-il possible alors de réparer ?  Localement peut-on revenir avec un réel impact sur les conséquences d’une période douloureuse? Compte-tenu du relatif consensus sur le climat, le moment est peut-être venu de faire des choix radicaux. Pourquoi ne pas se donner comme but de reconstituer et même d’étendre le patrimoine paysager ? Remettre en cause le modèle de développement urbain utilisant les terrains vierges serait un choix formidable, qui inverserait la logique en cours depuis les « sixties ». Cela nous obligerait, nous autres urbanistes, à nous adapter. Mais réparer les erreurs du passé dans ce domaine et même aller plus loin est une belle perspective que bien des professionnels seraient prêt à viser.

Peut-on parler de la même manière de l’eau ?

Quand j’étais lycéen à Chalon-sur-Saône, durant les années 60 justement, on se baignait dans la Saône. Depuis cette époque, personne n’ose plus le faire. C’est heureux car la qualité de l’eau, des fleuves, des rivières s’est dégradée. Des améliorations certes sont en cours et les cygnes sont réapparus à Lyon et ailleurs tandis qu’à Paris la Seine accueille de nouveau des canards …Mais le travail reste en grande partie à faire pour que l’eau redevienne ce qu’elle était, un élément de nature. 

Pour réparer les erreurs, les inconsciences du passé, les tâches à conduire à l’avenir sont énormes. Les urbanistes devront s’y impliquer, bien d’autres métiers aussi. Elles dureront des décennies si l’on se réfère aux chiffres concernant les grands ensembles, non pour en être effrayé mais pour mesurer la réalité. De 5 à 10 ans pour les construire, 30 à 40 ans d’intervention sur eux ensuite. Déjà prenons garde à ce que nos actes présents ne poursuivent pas, même sans le vouloir, même sous une autre forme, l’entreprise de destruction engagée dans les années 60. Vérifions donc chaque fois ce qu’apportent nos actions au patrimoine tel qu’évoqué plus haut. Ensuite ?

Ensuite : « au boulot ! »

Jean-Pierre Charbonneau

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