L’explosion du 4 août, à 18h sur le Port de Beyrouth a été ressentie dans toute la ville. J’étais moi-même dans mon appartement qui est situé assez loin du port et au-delà de la crête qui marque le sommet du centre-ville, donc non-directement exposé, et à la seconde explosion, la plus forte, quelques instants après le premier choc, toutes les vitres de l’immeuble sont tombées et autant dans les bâtiments voisins.

Tous urbains : Bonjour Jad Tabet et merci de nous accorder un peu de votre temps pour nous parler de la reconstruction de Beyrouth. Vous êtes architecte, président de l’Ordre des Ingénieurs et Architectes du Liban qui est une institution importante puisqu’elle doit donner son avis sur  l’ensemble des plans d’urbanisme et les grands projets au Liban et qu’elle présente la particularité de réunir les ingénieurs et les architectes, ce qui lui donne une force que nous ne connaissons pas ici.

Vous nous direz les raisons qui vous ont conduit aujourd’hui à Paris car j’imagine que ce n’est pas seulement le charme de notre capitale qui vous attire en ce moment, mais je voudrais d’abord vous poser une question : comment s’est faite cette mobilisation assez extraordinaire qui a abouti à la déclaration de Beyrouth élaborée par votre Ordre en partenariat avec les sept Ecoles d’Architecture du Liban et a permis en un temps relativement court d‘établir un premier diagnostic des dégâts et un ensemble de principes et d’orientations pour organiser la reconstruction des secteurs les plus touchés par l’explosion.

Jad Tabet : L’explosion du 4 août, à 18h sur le Port de Beyrouth a été ressentie dans toute la ville. J’étais moi-même dans mon appartement qui est situé assez loin du port et au-delà de la crête qui marque le sommet du centre-ville, donc non-directement exposé, et à la seconde explosion, la plus forte, quelques instants après le premier choc, toutes les vitres de l’immeuble sont tombées et autant dans les bâtiments voisins. On n’imagine pas un choc de cette violence et de cette ampleur ; les vitres ont été soufflées parfois jusqu’à 15 km du port… donc la question de la reconstruction s’est immédiatement posée et très vite l’Ordre des Ingénieurs et des Architectes, les différentes associations professionnelles, les Ecoles et Facultés d’Architecture se sont rassemblées et se sont organisés pour faire ce qui nous est apparu le plus urgent : le diagnostic du désastre, l’état des lieux.

La zone urbaine la plus touchée couvre une superficie d’environ 3 km2 et comprend les quartiers populaires et la zone industrielle de la Quarantaine et de Medawar, le quartier arménien (Badaoui) en limite du fleuve, les quartiers en contre-bas de la colline d’Achrafieh (Mar Mikhaël, Gemmayzeh, Gitaoui et Rmeil) ainsi que le quartier de Saifi en limite du centre-ville ; ça c’est ce qui forme la zone prioritaire.

Mais l’explosion a touché également les quartiers voisins de Bourj Hammoud, Achrafieh, Bachoura, Zokak el Blat et plus ou moins l’ensemble de la ville. Au total plus de 200 morts, de milliers de blessés (plus de 6000 ?), certains très sévèrement, 300 bâtiments détruits ou gravement endommagés avec des risques d’effondrement et des dizaines de milliers d’habitants déplacés, sans logements.

Alors voilà, on s’est organisé et on s’est mis au travail. L’Ordre des Ingénieurs et Architectes en partenariat avec les Ecoles d’Architecture du Liban a rédigé la « Déclaration de Beyrouth » qui propose une vision globale pour la réhabilitation et la revitalisation des quartiers touchés. Et puis on a partagé le territoire des 3 km2 en une soixantaine de super îlots de dimensions variables mais représentant chacun une unité du tissu urbain et on a établi un diagnostic pour chacun : part d’emprise bâtie et part de terrain libre, intérêt patrimonial, état du bâti avec trois degrés de risque : fort, moyen, faible, etc.

Nous avons toujours cherché à mêler les données techniques et les données historiques, à résumer l’histoire de chaque quartier avec ses transformations et ses activités actuelles, sa singularité, son esprit.

Chacun de ces quartiers les plus touchés est liée d’une manière ou d’une autre à la croissance de Beyrouth. Ainsi à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle les notables beyrouthins, enrichis grâce à leurs liens avec le pouvoir ottoman et les consuls européens, édifient de somptueux palais sur les collines face au port, en surplomb de l’ancienne voie romaine située en contre-bas qui conduit vers les villes du nord : Byblos, Batroun et Tripoli.

Le quartier de Gemmayzeh se développe le long de cette voie avec des maisons de deux ou trois étages construites à l’alignement, c’est là qu’on trouve ces façades symétriques flanquées du motif des trois arcades centrales, avec un toit de tuiles rouges importées de Marseille, les boutiques sur la rue et les jardins en fond de parcelle. A côté, dans les premières années du mandat français, l’arrivée des Arméniens fuyant les massacres d’Anatolie favorise le développement des quartiers de Mar Mikhaël et de Badaoui à l’est de la ville avec des populations à revenus modestes et des activités artisanales. Plus au nord on trouve des activités industrielles à Medawar et les abattoirs à Maslakh.

ll y a une relative stabilité jusqu’à la fin des années 1990, puis la fièvre immobilière qui s’étend autour du centre-ville reconstruit commence à modifier le paysage urbain ; on construit des tours en bordure de la gare routière, le long de l’autoroute qui longe le port et sur les hauteurs. Et progressivement un processus de gentrification commence à transformer le caractère des rues, d’abord à Gemmayzeh puis dans  Mar Mikhaël. On trouve des cafés, restaurants et bars branchés et une partie des rez-de-chaussée sont aménagés en salles d’exposition, galeries d’art et studios d’artistes et de nombreuses activités culturelles et créatrices. Pourtant, une part importante de mixité sociale reste présente, grâce à la loi qui encadre les loyers anciens et permet aux anciens habitants aux revenus modestes de conserver leurs logements. C’est tout cela qu’il nous semble important de conserver, de protéger d’une spéculation aveugle qui détruirait le charme de la ville.

C’est le but de la « feuille de route » qui se propose de définir les enjeux ainsi que les principales actions à entreprendre afin d’assurer la bonne marche du processus de réhabilitation selon l’échelle des priorités à court et à moyen terme.

Chacun de ces quartiers les plus touchés est liée d’une manière ou d’une autre à la croissance de Beyrouth.

TU– Mais est-ce que cette attention à l’histoire n’est pas une espèce de luxe quand il faut d’abord se préoccuper d’étayer ce qui menace de s’effondrer et de reloger ceux qui ont perdu leur logement ?

JT– Nous n’oublions pas l’urgence, la feuille de route du 18 octobre qui développe la déclaration fixe les objectifs du travail collectif que l’état des lieux a engagé. Elle commence par affirmer LES PRINCIPAUX ENJEUX A COURT TERME c’est-à-dire ce que nous voulons réaliser maintenant, au cours du 4ème trimestre 2020 et  qui comprend 4 points : stabiliser l’existant, accueillir le retour des habitants, réhabiliter écoles, hôpitaux et bâtiments publics, restaurer le tissu économique et les activités culturelles et artistiques.

Le premier point est évident : Assurer la consolidation, la stabilisation et la couverture provisoire des bâtiments patrimoniaux les plus endommagés.

Avec la Direction Générale des Antiquités et le collectif Beirut Built Heritage Rescue (BBHR) qui a été constitué juste après l’explosion, nous avons établi un diagnostic sur la base d’un relevé de l’état des bâtiments patrimoniaux dans la région la plus fortement touchée. Ce diagnostic a permis de déterminer que sur un total de 362 bâtiments à caractère patrimonial qui ont tous été affectés à des degrés divers, 51 bâtiments présentent des risques élevés d’effondrement et 41 autres des dommages importants qui risquent d’être fortement aggravés dès l’arrivée de la saison de pluie. La plupart de ces bâtiments datent de la deuxième moitié du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle et sont construits en pierre de grès dunaire (dite ramleh) avec des charpentes en bois et des toits en tuile.

Les travaux de consolidation, de stabilisation et de couverture provisoire de ces bâtiments sont en cours d’exécution sous la supervision de la Direction Générale des Antiquités grâce à des dons privés. L’UNESCO a financé les travaux d’urgence sur deux bâtiments fortement endommagés et l’Allemagne s’est engagée à financer les travaux sur 12 autres bâtiments à travers l’initiative Li Beyrouth lancée par l’UNESCO. Il reste à assurer le financement d’une quinzaine de bâtiments le plus tôt possible avant l’arrivée de la saison de pluie. Nous sommes dans une véritable course de vitesse.   

Par ailleurs, l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (Aliph) a déjà débloqué une première enveloppe de 1,2 millions de dollars (1 million d’euros) affectée principalement à la restauration de la Cathédrale grecque-orthodoxe Saint-Georges, la réhabilitation du Musée national, du Musée Sursock et du Musée de la Préhistoire de l’Université Saint-Joseph, ainsi que la stabilisation/restauration de collections endommagées des Musées Sursock et de l’Archéologie de l’Université américaine de Beyrouth. Une enveloppe supplémentaire d’environ 3,6 millions de dollars (3 millions d’Euros) devrait être assurée à l’avenir.

Ce diagnostic a permis de déterminer que sur un total de 362 bâtiments à caractère patrimonial qui ont tous été affectés à des degrés divers, 51 bâtiments présentent des risques élevés d’effondrement et 41 autres des dommages importants qui risquent d’être fortement aggravés dès l’arrivée de la saison de pluie.

Ces travaux en cours permettront d’engager le deuxième point : Assurer le retour rapide des habitants déplacés :bien que les premières estimations concernant les personnes sans-abri se soient révélées un peu exagérées, il y a quand même 10 000 à 15 000 logements qui sont aujourd’hui inhabitables. Bien sûr, le Liban est un pays méditerranéen où les systèmes de solidarité familiale fonctionnent très bien et où beaucoup d’habitants de la ville ont conservé des attaches dans leur village d’origine. Mais l’hiver arrive et cela risque de rendre les choses très difficiles si aucune solution n’est trouvée d’ici là pour assurer le retour des habitants dans leurs logements.

Le retour rapide à leurs logements des personnes déplacées constitue un objectif prioritaire afin d’empêcher le déplacement définitif des populations qui aboutirait à un changement démographique brutal et à la transformation du tissu social des quartiers. De plus il conditionne la reprise de la vie sociale et économique.

Mais les sources de financement restent pour l’instant aléatoires, d’autant que le paiement des matières premières importées (en priorité l’aluminium, le verre et le bois) doit être assuré en dollars « frais », c’est-à-dire à travers des fonds transférés depuis l’étranger. La Fondation de France a néanmoins débloqué un montant d’environ 2 millions d’Euros pour participer à la réhabilitation de logements pour les personnes les plus démunies. 

Le retour rapide à leurs logements des personnes déplacées constitue un objectif prioritaire afin d’empêcher le déplacement définitif des populations qui aboutirait à un changement démographique brutal et à la transformation du tissu social des quartiers. De plus il conditionne la reprise de la vie sociale et économique.

Permettre la vie sociale de ces quartiers est conditionné par le troisième point, Assurer la réhabilitation des écoles, des hôpitaux et des bâtiments publics :

Plus de trente écoles publiques et privées, des établissements d’enseignement supérieur, quatre hôpitaux, une vingtaine de cliniques, ainsi que plusieurs bâtiments publics comme le ministère des Affaires Etrangères et le siège de l’Electricité du Liban ont été sévèrement endommagés. Leur réhabilitation constitue un immense chantier avec une priorité absolue qui commence par les écoles pour accueillir les élèves des familles dès leur retour.

Le Qatar s’est engagé à travers l’UNESCO à assurer les fonds pour la réhabilitation des écoles ; le Koweït participe au financement de la réhabilitation des hôpitaux endommagés ; les financements pour les bâtiments publics restent à trouver.

Tout ceci conduit au quatrième point de la feuille de route, Permettre la restauration du tissu économique ainsi que la renaissance des activités culturelles et artistiques :

Nous sommes entre le centre-ville et le port, dans un ensemble de quartiers qui ont connu depuis quelques années une évolution très originale. Parallèlement aux bars et restaurants, les quartiers de Gemmayzeh et de Mar Mikhael ont vu depuis quinze ans un développement spectaculaire des activités culturelles et artistiques (galeries, ateliers d’artistes et de jeunes créateurs, cabinets d’architectes, studios de musique et de création télévisuelle, etc.). Ces quartiers qui débordaient de vie jour et nuit sont actuellement déserts. Il y a un risque très grand que cette part dynamique, éduquée et entreprenante qui constitue une véritable richesse du Liban ne choisisse un départ définitif vers d’autres cieux, ce qui constituerait une catastrophe sans précédent qui viendrait s’ajouter à la catastrophe du 4 août. D’où l’importance de monter des opérations d’urgence pour la revitalisation des quartiers touchés par l’explosion, que ce soit en assurant des locaux provisoires pour les artistes et les créateurs (structures préfabriquées, Algeco, etc.) ou en organisant des activités éphémères qui permettraient de redonner vie aux espaces publics désertés (urbanisme tactique, expositions temporaires, marchés, etc.). 

Ces quartiers qui débordaient de vie jour et nuit sont actuellement déserts. Il y a un risque très grand que cette part dynamique, éduquée et entreprenante qui constitue une véritable richesse du Liban ne choisisse un départ définitif vers d’autres cieux, ce qui constituerait une catastrophe sans précédent qui viendrait s’ajouter à la catastrophe du 4 août.

TU– On voit bien les principes qui, guident les actions d’urgence, et combien ces mesures techniques – stabiliser, retrouver le clos et le couvert – doivent permettre de faire revenir au plus vite les habitants et les activités. Et tout cela si possible avant l’hiver, deux mois à peine… Et au-delà, le moyen terme est vite arrivé, alors quelles priorités ?

JT – Le moyen terme s’enchaîne dès l’an prochain, dans deux mois à peine. Les actions déjà engagées visent à redonner vie aux quartiers les plus touchés, faire revenir les habitants, relancer la vie sociale et économique. Sur le plan technique elles utilisent des actions urgentes, rapides mais provisoires : étaiements, couvertures provisoires, modules préfabriqués, etc. Dès 2021 va commencer la réhabilitation de près de 600 bâtiments patrimoniaux endommagés. Avec une double exigence : une réhabilitation authentique qui ne soit pas seulement l’image mais le choix des matériaux et la manière de faire, et en même temps (mais cela va logiquement ensemble) prendre en compte les règles de protection antisismique, de prévention contre l’incendie et de protection de l’environnement.

Tout cela coûte cher. Le coût des travaux de réhabilitation des bâtiments patrimoniaux a été estimé par la Direction générale des Antiquités et le Beirut Built Heritage Rescue (BBHR) à environ 290 millions de dollars (246 millions d’Euros) dont environ 150 millions d’euros pour les éléments structurels, les façades et les toitures, et 96 millions d’euros pour les travaux intérieurs (dallages, faux plafonds, peinture et éléments décoratifs). Mon séjour à Paris m’a d’ailleurs permis de prendre contact avec l’UNESCO ainsi qu’avec les ambassadeurs des Etats qui sont parties prenantes afin d’aider au financement de ces travaux.

Parallèlementnous proposonsde Moderniser la législation sur le patrimoine actuellement régie par un texte de 1933 qui spécifie que « sont considérés comme antiquités tous les produits de l’activité humaine à quelque civilisation qu’ils appartiennent antérieurs à l’année 1700 » mais sont également assimilés aux antiquités « les objets immobiliers postérieurs à l’année 1700 dont la conservation présente un intérêt public au point de vue de l’histoire ou de l’art » à condition qu’ils soient inscrits à l’Inventaire Général des Monuments Historiques.

Or ce classement ouvre droit aux propriétaires des biens qui s’estiment lésés de réclamer une indemnité pour le préjudice qu’ils auront subi du fait du classement. En d’autres termes de compenser le manque à gagner par rapport à une opération immobilière qui en application du règlement d’urbanisme permettrait un coefficient d’occupation du sol (COS) extrêmement élevé (parfois jusqu’à 6,5 fois la surface de la parcelle dans certaines parties du centre ancien et des quartiers qui regroupent la plus forte densité de bâtiments patrimoniaux). Etant donné le prix élevé du foncier qui se répercute sur le montant des indemnités que les propriétaires des biens sont autorisés à réclamer, l’Etat ne peut agir qu’avec une très grande parcimonie dans l’inscription de ces biens à l’Inventaire Général des Monuments Historiques.

Cette situation a abouti au cours des vingt dernières années à une véritable hécatombe. On a vu disparaître des centaines de bâtiments à caractère patrimonial, remplacés par des tours y compris au cœur des quartiers anciens. Cette incapacité du cadre législatif en vigueur à protéger le patrimoine se trouve d’ailleurs aggravée par une conception dépassée qui ne considère que des objets patrimoniaux isolés sans prendre en compte les dimensions urbaines et paysagères.

Un projet de loi qui élargit la notion de patrimoine pour mieux prendre en compte ces dimensions a été approuvé par le Conseil des Ministres en 2017 et transmis à la Chambre des Députés. Ce projet qui tente par ailleurs de mettre en place des procédures de transfert de COS pour protéger les bâtiments à caractère patrimonial croupit depuis lors dans les arcanes des commissions parlementaires. L’adoption de ce projet de loi et la promulgation des décrets d’application correspondants permettraient d’offrir de nouveaux outils pour la protection du patrimoine des quartiers dévastés par l’explosion. 

Cette situation a abouti au cours des vingt dernières années à une véritable hécatombe. On a vu disparaître des centaines de bâtiments à caractère patrimonial, remplacés par des tours y compris au cœur des quartiers anciens.

TU- En fait vous voulez substituer à la protection des objets une attention à l’ensemble du tissu y compris les parties non bâties que ce soit les jardins privés ou les espaces publics avec un intérêt pour les activités qui peuvent s’y dérouler. C’est d’ailleurs ce qui inspire les actions à court terme que vous avez déjà engagées

JT- Oui, c’est l’idée que le patrimoine est vivant, que la vie d’un quartier est aussi liée au développement des activités qui s’y déroulent, à leur attrait vis-à-vis de la population de l’ensemble de la ville et même du pays. Et cela nous conduit à Elaborer un plan d’ensemble pour la requalification urbaine des quartiers sinistrés

Parallèlement à la modification de la législation sur le patrimoine, l’élaboration de ce plan constitue une étape importante afin de préserver le caractère de ces quartiers et d’inscrire la protection du patrimoine dans une vision globale basée sur la notion de « Paysage urbain historique » développée par l’UNESCO qui considère l’ensemble du site comme un tissu urbain et social vivant. Une telle approche permettrait d’élargir la notion de réhabilitation du patrimoine pour la relier aux pratiques, aux usages aux besoins et aux aspirations des habitants, en relation avec les enjeux de la ville contemporaine. Ceci dépasse largement les 3 km2 des mesures urgentes à court terme, il s’agit de repenser la question de la mobilité à l’échelle de la ville, de mettre en valeur les axes-majeurs inter-quartiers, de créer ou de mettre en valeur des espaces publics, place jardin etc…

Mais deux autres questions nous mobilisent également. Nous devons aujourd’hui Elaborer une politique de l’habitat qui assure la préservation de la mixité sociale. La loi qui encadre les loyers anciens a permis jusque-là aux habitants aux revenus modestes de conserver leurs logements mais la modification de la loi sur les loyers risque de modifier entièrement le tissu social dans les quartiers anciens de la capitale libanaise. Il est donc essentiel d’élaborer une politique de l’habitat qui s’articulerait sur les problématiques suivantes :

  • Assurer des logements temporaires (ou définitifs) durant la période de reconstruction et offrir des conditions d’habitat décent aux habitants des régions les plus durement touchées jusqu’à la réhabilitation complète de leurs logements.
  • Etablir un cadre de politique publique et des dispositifs législatifs et opérationnels et mettre en place des systèmes de financement permettant la création de logements sociaux et de logements abordables dans les centres urbains et plus particulièrement dans les régions sinistrées, en particulier dans les quartiers de la Quarantaine et de Mdawar. J’ai d’ailleurs pris contact avec divers organismes en France (Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire, Fondation de France, ANAH, etc…) afin de nous aider dans la mise en place de tels dispositifs.  
  • Enfin il nous faut Redéfinir le rôle du port de Beyrouth  lui aussi touché au premier chef par l’explosion et qui s’est développé en tournant le dos à la ville. Deux axes stratégiques se dessinent dans le cadre du processus de reconstruction du port :         
    • Réévaluer le rôle du port en tant que pôle économique majeur en relation avec les autres ports du littoral libanais et par rapport aux ports principaux situés sur la rive Est de la Méditerranée (Tartous et Haïfa).
    • Relier le port aux quartiers centraux de la ville et rétablir sa relation avec les quartiers sinistrés.

TU- Merci Jad Tabet, merci monsieur le Président, de ces explications passionnantes sur cet immense projet de reconstruction de la capitale du Liban. Et bon courage pour affronter tout le travail qui vous attend dans cette aventure. Peut-être une dernière question, il y a 30 ans on pouvait voir à Beyrouth la reconstruction du centre-ville et le début du réaménagement du port, avec le concours d’une importante société privée, est-ce que dans la reconstruction qui s’engage, la société civile libanaise par l’intermédiaire de ses institutions, Ordre des ingénieurs et Architectes, Ecoles, associations professionnelles veut-elle donner l’exemple d’une reconstruction de Beyrouth par ses habitants ?

JT- La reconstruction du centre-ville de Beyrouth a été lancée dans un contexte politique et économique singulier. Le début des années 1990 avait vu naître l’espoir d’une paix au Proche Orient avec la conférence de Madrid et les accords d’Oslo. Ce contexte a permis d’attirer de nombreux capitaux et de lancer le projet de reconstruction dans l’espoir de permettre à Beyrouth de retrouver le rôle qu’elle jouait dans les années 1950-1960 en tant qu’intermédiaire entre l’Occident et l’Orient arabe et principal centre financier et d’affaires dans la région. Dubaï n’était pas encore devenu ce qu’il est aujourd’hui… On a donc rasé la ville ancienne et délogé les habitants pour créer un cadre urbain digne d’une ville « globale  pour le 21ème siècle ». L’échec de ce projet se reflète aujourd’hui dans les rues vides du centre-ville reconstruit et les terrains gagnés sur la mer restés en friche. Le contexte d’aujourd’hui, avec les tensions régionales et la crise économique et financière qui touche le Liban exclut tout projet de ce type. La reconstruction devra se faire avec les habitants, en s’opposant aux effets délétères d’une spéculation immobilière sauvage et en préservant les caractéristiques urbaines, sociales et paysagères des quartiers dévastés par l’explosion, puisque ce sont ces caractéristiques mêmes qui constituent les principaux atouts d’une reconstruction réussie.

Entretien réalisé à Paris le 28 octobre 2020 par Philippe Panerai pour Tous urbains

8 thoughts on ““Reconstruire Beyrouth”, entretien avec Jad Tabet, architecte, président de l’Ordre des Ingénieurs et Architectes du Liban

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