Un homme, tout habillé de noir, danse sur son magnifique cheval dont la robe sombre luit sous la chaleur estivale. L’homme paraît ne pas guider le cheval. L’illusion est grande qu’il ne fasse qu’un avec lui. L’un et l’autre se glissent en douceur entre les gens, les frôlent. La scène ne se passe pas dans un champ de course ou un manège, là où l’on pourrait s’attendre à les voir. Elle se passe à la gare de l’Est à Paris. L’homme cheval, le Centaure, est arrivé par le parvis. Puis il a franchi la grande porte et poursuivi son chemin. Comme un voyageur, il est entré dans un kiosque, s’est approché du panneau signalant départs et arrivées, a regardé sa montre. Il semble attendre quelqu’un. L’homme cheval semble flotter dans le hall de la gare. D’ici il glisse là-bas, revient, tourne sur lui-même avec élégance. Les gens, étonnés, attentifs, s’éloignent juste de l’espace nécessaire pour qu’il puisse faire ses pas de danse. Peu à peu, les personnes venues voir le spectacle des « Centaures »* sont rejointes par les usagers de la gare. La foule devient une. Le voyage du centaure dans le hall crée alors une autre chorégraphie, celle de la foule qui s’écarte et se resserre, se frotte et s’éloigne. S’en suit un ballet d’une grande douceur où le cheval-homme pénètre la foule qui l’accompagne, corps étranger mettant en mouvement la foule fluide devenue telle qu’un liquide. Les yeux des spectateurs, conquis, brillent.

Tout à coup le ballet s’arrête. Au loin, là-bas, à l’autre extrémité de la grande salle d’accueil de la gare, apparaît une beauté aux longs cheveux bruns. Elle se déplace, sans mouvements apparents, au-dessus de l’horizon de la foule. Elle s’approche. La foule s’ouvre, laissant passer une cavalière debout sur son cheval, noir aussi, comme l’autre, mais plus lourd. Le spectacle est impressionnant et beau de cette femme habillée de sombre, élégamment élancée au-dessus de sa monture. De nouveau ils ne font qu’un, tellement que la cavalière, avançant avec majesté, semble ne pas bouger malgré les mouvements du cheval dans l’espace. Là où le premier centaure dansait parmi les gens, le deuxième fend littéralement l’air et la foule. Et puis commence alors un duo entre eux. Ils se rapprochent, se touchent puis s’enlacent presque dans une ronde délicate et puissante, les mouvements retenus des cavaliers tentant d’unir leurs mains s’opposant à la force des mouvements de leurs montures. La foule s’est formée en un cercle d’admiration. La ronde se poursuit dans un silence respectueux des peurs possibles des chevaux, tandis que les micros annoncent l’arrivée ou le départ de trains. Puis les centaures rompent le charme qu’ils ont créé, s’éloignent et repartent par le parvis de la gare. La foule les suit longtemps, ne les applaudissant que quand elle a compris que le spectacle était vraiment terminé. Elle reste alors là, indécise, encore émerveillée, puis peu à peu s’effiloche. Les voyageurs de la gare de l’Est reprennent possession de l’espace. Le bruit, les flottements, les émotions qui l’ont faite vivre autrement pendant un temps s’en sont allés. Restent une gare que l’on ne regardera jamais plus de la même façon, une foule qui, par la grâce de deux animaux étranges, qui empruntent aux mythes, se sera montrée tout à la fois complice et sensible. Les centaures étaient beaux mais la foule aussi était belle. Et la gare s’est révélée ce qu’elle est vraiment, un lieu d’humanité.

* Dans le cadre du Festival Paris l’Eté 2019, le Théâtre du Centaure. Voir aussi son intervention aux Baumettes à Marseille.

Jean-Pierre Charbonneau

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