Tous urbains – Après avoir traité du péri -urbain dans Contre Télérama, des métropoles dans Les Nouvelles Métropoles du désir, de la rocade bordelaise dans l’ouvrage du même nom, vous vous intéressez à un autre objet géographique dans Les Petites Villes ? Faut-il y voir un souhait d’épuiser les facettes de l’urbain ? Comment un anthropologue en vient-il à s’intéresser au territoire en général et à une petite ville comme Saint-Yrieix-la-Perche, située en Haute-Vienne, en particulier ?
Éric Chauvier – Mon intérêt pour l’urbain vient d’abord du fait que j’y habite. Je vis à Bordeaux, maintenant dans son périurbain pavillonnaire. C’est à l’origine de mon premier ouvrage sur le sujet, Contre-Télérama, qui a été déterminant pour la suite : il m’a permis de faire de nombreuses rencontres avec des acteurs engagés sur la question urbaine comme Laurent Devisme, vous…, qui m’ont aiguillé sur ces questions. J’ai compris qu’il y avait encore beaucoup de configurations de la condition urbaine à explorer comme le post-rural, le post-industriel. Je ne saurais dire si c’est en résidant en périphérie, à cause d’un changement d’époque ou en affinant mon regard, mais mon rapport à la ville a changé également : il est devenu plus ambivalent, flottant. J’ai du mal à reconnaître Bordeaux classée au patrimoine mondial de l’Unesco, avec une politique tournée vers le tourisme de grand luxe. J’ai ainsi pu traiter les métropoles avec une certaine distance, distance dont on sait d’ailleurs depuis Simmel qu’elle est propre à ce genre d’espaces. Alors que le périurbain m’est apparu comme un monde sans histoire, la métropole réinvente sans cesse un éternel présent. A contrario, une petite ville comme Saint-Yrieix-la-Perche a, elle, une histoire extrêmement riche, une histoire très prégnante qui ne cesse de disparaître et de réapparaître, propice à la nostalgie. Je l’ai abordée avec plus d’affectivité. Il faut dire que j’ai une relation personnelle et familiale à la ville puisque j’y ai vécu jusqu’à 17 ans et y retourne régulièrement depuis, trois à quatre fois par an. J’ai suivi son évolution et en garde de nombreux souvenirs. Pour mener mon enquête, je m’y suis immergé pendant six-sept semaines en réalisant beaucoup d’entretiens. Je porte sur cette ville un regard subjectif que je revendique. C’est aussi une manière d’éviter la perspective surplombante et abstraite des experts qui y vont à la tronçonneuse. Moi, je milite vraiment pour des enquêtes toute en mesure, qui retrouvent l’histoire du territoire et qui en restituent aussi le climat, comme ce désarroi qui gagne certaines de ces petites villes. Mon approche est sensible.
Votre approche est singulière : entre science et littérature, analyse sociohistorique large et profonde et immersion au plus près des gens ordinaires. Comment caractériser votre pratique de l’anthropologie appliquée à cette petite ville ?
L’anthropologie que je mets en œuvre n’est pas du tout close. Elle vise moins à dégager des invariants qu’à décrire les traits spécifiques de chacune de ces villes. Mon but n’est pas de trouver des réponses, mais d’arriver à poser les bonnes questions. À la manière des philosophes que j’apprécie comme Wittgenstein, j’essaye d’utiliser convenablement les concepts, en les rapprochant du terrain. Après tout, une expertise qui tend à clarifier les termes de questionnements, plutôt que vers des analyses surplombantes, n’est pas inutile. Bien sûr, les métadiscours, les analyses surplombantes que l’on réalise depuis Durkheim sont importantes, mais je me demande à quel point le monde s’en est trouvé amélioré. Est-ce que le rapport des citoyens à l’expertise a évolué favorablement ? Plus que jamais, les citoyens sont dans la doxa, les croyances de masse à la Elias Canetti. Je travaille avec les géographes, les cartographes qui ont cette approche, mais je pense qu’il faut articuler avec des travaux plus situés pour ne pas nous contenter de proposer un seul régime d’expertise aux citoyens. C’est aussi une anthropologie du débat que je porte. Sur La Petite Ville, c’est ça : le livre circule auprès des collectivités, autour de Saint-Yrieix, à Saint-Julien en Haute-Vienne, également en Charente-Maritime. Cela permet une mise en perspective et une reprise du dialogue. Cela évite qu’on ne plaque pas, à la façon de ce que fait Guilluy, des trucs binaires. Il faut qu’il y ait une forme d’acculturation des élus, des acteurs locaux. On ne peut plus imposer cette distance, avec des présentations PowerPoint qui proclament une vérité qui vaudrait pour toutes les petites villes. C’est une erreur. Les gens se sentent ainsi doublement humiliés par la situation socio-économique et par l’expertise des « Parisiens ». C’est aussi pour cela que je privilégie la dimension littéraire qui me permet de rester proche du terrain, de trouver aussi un lectorat qui ainsi ne subit pas une expertise d’en haut, mais peut participer, comme dans un roman, à une enquête faite par un anthropologue. C’est déterminant pour moi de tenter de restituer par ce moyen la situation que j’ai vécue sur le terrain, difficile, ambivalente, troublante, pour ne pas être déloyal en produisant une expertise totalement distanciée et pour partie fausse.
Vous parlez d’approche subjective. J’y vois une forme d’engagement et de bienveillance, de dérision aussi, en particulier dans votre souci de rendre visibles ces habitants ordinaires, tout en vous mettant en scène, vous, le « sachant métropolitain ». Les personnages que vous convoquez à Saint-Yrieix sont-ils réels ? Quelle est la part de fiction, de reportage, d’enquête dans votre traitement de cette petite ville ?
Dans La Petite Ville, les deux personnages féminins qui sont exposés relèvent de la fiction, au premier rang desquels Nathalie, mon personnage principal, qui accompagne ma dérive dans Saint-Yrieix-la-Perche. Pas au sens romanesque où on invente complètement tous leurs caractères. J’ai croisé de nombreuses personnes, je me suis souvenu des conversations, d’entretiens et j’ai constitué une sorte de personnage- puzzle. Je voulais vraiment décrire des trajectoires ordinaires et réelles : l’histoire de Nathalie est emblématique des habitants de ces petites villes qui n’ont jamais pu les quitter. Car entre ceux qui ont pu partir et ceux qui sont restés il y a un monde. Je voulais que les analyses sociohistoriques soient mises en perspective, qu’on ne perde jamais de vue qu’il y a une incarnation de celles-ci. C’est d’autant plus important que cette incarnation est la voix des sans-voix. Nathalie, sa voix n’apparaît pas généralement dans les expertises sociogéographiques un peu métadiscursives. Je voulais vraiment retrouver et mettre au premier plan cette dimension humaine. Le livre procède par parenthèses et mélange deux registres, analyse méta et analyse ordinaire au point parfois de perdre le lecteur. Cette confusion permet à la voix ordinaire de reprendre le pouvoir par rapport à l’expertise globale. D’ailleurs, dans le récit, c’est moi, l’expert, qui finit par perdre la face à la fin de ma déambulation avec Nathalie : elle prend le pouvoir.
Par contre les autres personnages, comme les acteurs politiques, sont réels. Le maire de Saint-Yrieix est effectivement très volontariste et tente de mettre en œuvre plein de projets. En même temps, il incarne bien ces élus de villes qui sont dans un entre-deux, entre histoire très riche et un futur très incertain. Des élus qui font ce qu’ils peuvent, sans véritable vision et qui restent fidèles à des modèles économiques qu’on pourrait juger obsolètes. Par exemple, lorsque je lui ai parlé des circuits courts, il a trouvé cela quelque peu utopique. Lui n’est pas là-dedans : il est sur une économie de captation de flux, sous la contrainte de l’urgence.
Je ne l’accable pas, il fait, comme ses prédécesseurs, ce qu’il peut, conscient des limites de ce modèle économique, mais sans avoir les clés pour rompre, sans disposer des ressources pour passer à autre chose. Il reste sur une culture mainstream et une logique de court terme. Par exemple, il décide de faire un MacDonald’s pour relancer la fréquentation de son cinéma parce qu’il a constaté que les habitants de sa ville faisaient 40 km pour voir un film et se retrouver autour d’un hamburger. Le raisonnement est du même ordre pour implanter un supermarché ou une Fnac en périphérie. Il sait que cela se fera au détriment de son centre-ville, mais estime ne pas avoir le choix, sinon d’autres le feront, et perdre cette opportunité lui paraît plus risqué pour sa commune que les conséquences de l’implantation de nouveaux équipements commerciaux. Il y a une sorte de fatalisme dans la vision qu’ont les élus de l’avenir de ces petites villes. Leur position est de plus en plus inconfortable.
Dans votre analyse, vous pointez du doigt la responsabilité des élus, leur connivence avec les acteurs économiques. Connivence qui se joue au niveau historique et influe la trajectoire de Saint-Yrieix, mais aussi plus insidieusement comme si, au final, la politique d’aujourd’hui était devenue une manière de gérer, de manager les territoires, comme on le fait dans les entreprises.
La responsabilité des élus ainsi que des acteurs économiques locaux est engagée dans la trajectoire des petites villes industrielles comme Saint-Yrieix. Cette dernière avait une imprimerie florissante dans les Trente Glorieuses, beaucoup d’industries et d’usines de biens manufacturés ensuite. La crainte du contre-pouvoir ouvrier a souvent conduit les patrons, figures locales du capitalisme familial, avec la complicité des élus, à limiter le développement économique pour éviter les mouvements ouvriers. On retrouve cette crainte dans beaucoup de territoires et de régions. En Haute-Vienne, c’est les mouvements des porcelainiers au début du xxe siècle qui étaient virulents et ont mal fini. Les patrons locaux avaient en mémoire ces mouvements ouvriers, la création de la Cgt en 1895 à Limoges, toute cette tradition communiste, anticapitaliste dans la région. À Saint-Yrieix, les grands axes en périphéries n’ont pas été modernisés, pour éviter l’explosion des seuils démographiques et que les industries embauchent plus, car cela aurait obligé à contrôler un pouvoir syndical alors redouté. Une collusion a prévalu, pendant très longtemps, entre la mairie et les patrons locaux sur ces questions-là pour des raisons très capitalistiques et paternalistes.
Aujourd’hui, les mêmes élus donnent l’impression de gérer leur collectivité comme une entreprise. Une commune voisine de Saint-Yrieix de 1 000 habitants qui est endettée va par exemple « fermer ». Cela veut dire qu’il n’y aura plus d’habitants, plus de mairie. Elle va être mise sous la tutelle de Saint-Yrieix. Si tu changes le mot « commune » par le mot « entreprise », ça marche de la même façon. C’est une réalité de gestionnaire. Dans le même ordre d’idée, à l’échelle de la communauté de commune, c’est moins la solidarité qui vaut qu’une véritable concurrence. Chaque commune veut garder sa mairie, ses équipements, etc., plutôt que mutualiser. Saint-Yrieix, avec un peu plus de 7 000 habitants, est préservée d’une fermeture, surtout avec son projet de pôle de santé. Mais pour les communes qui ont entre 500 et 1 000 habitants, la question de « fermer la boîte » est très présente. En même temps, sans capital symbolique, touristique ou urbain, la gestion d’une commune se résume à l’emploi des trois employés municipaux et à la crainte de ne plus pouvoir les payer : des questions comptables et très pragmatiques. Les maires des petites villes risquent dans cette mesure d’adopter des postures exclusivement gestionnaires ; la vie sociale et culturelle deviendra subalterne. Pourtant, l’on sait que le capital urbain, culturel ou touristique ouvre d’autres pistes de développement. Inversement, les villes sans qualité, au sens d’Isaac Joseph, seront réduites au mieux à une économie de captation de flux, au pire à la fermeture.
L’un des points forts de votre essai, selon moi, c’est la description et l’analyse que vous faites de l’effacement de l’urbanité qui se produit dans les petites villes ainsi que le lien avec une certaine forme de frustration, qui creuse le lit des controverses entre métropoles et territoire périphérique. Votre critique est forte puisque, même lorsqu’il y a des projets de développement, vous semblez estimer que la dimension sociale, urbaine est sacrifiée.
En 1909, les premiers notables de Saint-Yrieix investissent dans l’équipement urbain. C’est un pari sur l’avenir, sur le capital de modernité et d’urbanité de la ville. Aujourd’hui, ces marqueurs d’urbanité se sont estompés tout comme la sociabilité basée sur l’altérité. Dans les Trente Glorieuses, on pouvait être à Saint-Yrieix sans se soucier de Paris, puisqu’on bénéficiait de cette urbanité de la petite ville, à taille humaine. Aujourd’hui, l’effacement de l’urbanité est en cours et s’accompagne de perte de sociabilité, jusque dans les projections ou représentations des habitants. On peut comprendre par exemple l’émergence de la parole raciste à partir de cela. Quand on critique Benzema, le footballeur, ce qui est visé n’est pas son origine étrangère, c’est son hyperurbanité. Benzema, c’est Madrid, c’est les nouveaux cosmopolitismes, ceux qui sont au-dessus des lois parce qu’ils sont hyperurbains. L’émergence de cette parole illustre une frustration par rapport au monde urbain. Pour un anthropologue, c’est intéressant, en termes de projections, de contrariétés… En travaillant avec des étudiants sur l’estuaire de la Loire, je me suis rendu compte que chaque commune a ses spécificités périmétropolitaines qui traduisent une frustration urbaine. Il suffit qu’une petite ville soit traversée par une voie rapide et que les habitants en pâtissent dans leur vie de tous les jours pour que les représentations deviennent très négatives vis-à-vis de la métropole qui finalement se retrouve être la « cause » d’une urbanité localement altérée. On pourrait faire une typologie de ces frustrations urbaines dans les petites villes.
Il suffit d’ailleurs de parcourir les rues de Saint-Yrieix pour constater cet effacement de l’urbanité, de ces lieux et de ces marqueurs. Depuis la fin des Trente Glorieuses, elles s’estompent petit à petit. Et les nouveaux pôles comme les super -marchés de périphérie ne les remplacent pas vraiment. Le supermarché c’est très fonctionnel : c’est du court terme, on prend sa voiture, on y va, il n’y a pas besoin de faire cinquante boutiques pour faire les courses. C’est lié à un emploi du temps de salarié qui réussissait. Mais c’est troublant de voir à quel point ce modèle de mode de vie, que dénonçait déjà Henri Lefebvre, est porteur de tous les maux d’aujourd’hui. « Maux » est excessif, disons plutôt « problèmes ». Ce sont les excès de ce mode de vie qui ont créé cette situation. Pour des élus, dans les années 1980, refuser un permis de construire pour un supermarché apparaissait absurde. On était dans un modèle d’économie de quasi-plein emploi, malgré les deux crises. On était dans une approche très fonctionnaliste, très moderniste. À Saint-Yrieix, il n’y a pas d’hypermarchés avec leur galerie marchande, comme les malls du périurbain, qui recréent de l’urbanité, dégradée, mais urbanité quand même et des lieux de vie. Les supermarchés des petites villes n’offrent pas cela. Croiser des gens au supermarché, discuter dans un rayon, etc., est-ce que c’est de la sociabilité ? Selon moi, on est presque dans le non-lieu de Marc Augé avec une vie sociale a minima. L’autre difficulté, c’est l’hyperdépendance à la voiture. Dans le périurbain des métropoles, tu peux utiliser le bus pour aller aux malls : les adolescents se servent des transports en commun et se retrouvent sur place… Le périurbain est moins marqué par l’automobile que, bizarrement, la petite ville. Non seulement, le supermarché n’offre pas les aménités urbaines de l’hyper, mais faute de transport en commun, les sociabilités qui pourraient s’y jouer sont en encore plus contraintes.
La perspective de créer un pôle santé, le grand projet actuel du maire pour tirer parti et répondre aux besoins d’une population vieillissante – à Saint-Yrieix, il y a beaucoup de personnes âgées, plus de 40% de retraités qui par ailleurs pour certains sont investis dans les associations et demeurent actifs pour la cité –, pourrait contribuer à renforcer cette sociabilité. Travailler, par exemple, les interactions entre soignants et soignés, etc. serait intéressant. Malheureusement, ce projet est pensé comme un levier de développement, de manière encore très fonctionnaliste et moins comme une façon de refaire société.
Paradoxalement, dans les discours, on vante souvent l’intérêt des villes petites et moyennes, de leur qualité de vie, du plaisir qu’il y aurait à y vivre, d’un rapport préservé à la nature, etc. Au-delà de l’effacement de l’urbanité que l’on vient d’aborder, ces territoires ne sont-ils pas riches de ressources naturelles, paysagères, culturelles qui activées permettraient d’améliorer le sort qui semble être promis, à certaines d’entre elles en tout cas ? Qu’en est-il pour Saint-Yrieix ?
La valorisation du patrimoine, urbain, naturel ou agricole ne figure pas non plus dans les priorités. Il y a une sorte de routinisation qui fait qu’on ne voit plus ce patrimoine. Pourtant le potentiel de ces petites villes en matière historique, de cadre de vie est considérable si l’on parvient à le réactiver. Autour de Saint-Yrieix, dans les campagnes, l’agriculture intensive a complètement modifié les rapports à l’élevage, à la terre. La perte de savoir-faire est énorme. À tel point que ce sont des Hollandais, des Anglais qui viennent et exportent les leurs. Les impacts sur les paysages alentour sont également marqués. Les Trente Glorieuses nous ont acculturés à la modernité et nous ont même fait dénier symboliquement la valeur de savoir-faire pratiques, immédiats. Il ne s’agit pas de revenir au passé, mais de retrouver et de repenser ces pratiques. Car même si la culture intensive a fait beaucoup de dégâts, elle n’a pas complètement fait disparaître le paysage de vallons, etc. À 10 kilomètres à la ronde, il y a une foule de sites, un environnement qui peut être extrêmement agréable. C’est un capital conséquent qui peut être revalorisé. Les circuits courts pourraient faire venir des urbains, pour restaurer une forme de mixité. Ce qui a marché dans d’autres villages pourrait fonctionner à Saint-Yrieix : c’est quand des urbains qui en ont marre de la grande ville viennent dans ces territoires apporter des savoir-faire ou s’intéressent à un capital disparu ou non valorisé, que se recrée du capital social et du développement plus adapté au local. Le circuit court, ce n’est ni plus ni moins qu’habiter, au sens d’être aux prises avec son territoire. En même temps, dire « on veut faire du circuit court », « on veut faire une école Montessori », c’est faire du buzz et entrer de plain-pied dans la métropolisation et la mondialisation. Dans un petit village où j’ai grandi, Saint-Pierre-de-Rugie, ils font ça et ça marche. Mais il ne faut pas négliger les difficultés à mettre en œuvre ces initiatives dans un contexte de perte de savoir-faire. J’espère que mon livre contribuera à mettre en débat ces questions.
La question des centres-villes et de leur revitalisation commerciale est au centre du débat sur les villes moyennes. Selon vous, des approches visant à restaurer la fonction commerciale de ces villes constituent-elles des solutions pour inverser la tendance de décroissance à l’œuvre ?
Dans cette petite ville, la question du centre-ville et de son urbanité est centrale. J’ai travaillé sur Saint-Nazaire, qui tout en étant une métropole reste une petite ville, avec ses chantiers navals florissants. La ville par bien des aspects ressemble à Saint-Yrieix : son centre historique a été lessivé par l’implantation de la grande distribution en couronne. Seuls ont subsisté des commerces très spécifiques : pour Saint-Nazaire, l’un des derniers magasins à survivre était spécialisé dans les aquariums comme l’épicerie fine de Saint-Yrieix. Mais le second finira par disparaître comme ce fut le cas pour le premier. Il y a une atomisation et une dématérialisation du commerce qui me semble irréversible. À Limoges, qui est une préfecture de 140 000 habitants, un processus similaire est à l’œuvre : les rues se vident peu à peu. Quand la Fnac s’installe à Saint-Yrieix, cela créera peut-être quelques emplois et simule un retour de l’urbanité, mais cela acculture surtout les habitants de la petite ville à consommer autrement, en commandant en ligne puis en venant chercher leur colis dans ce nouveau magasin de périphérie. On est loin du modèle de la Fnac Montparnasse ; la Fnac de Saint-Yrieix, c’est plutôt un relais de poste où l’on passe pour aller chercher son colis. C’est la poursuite de la dématérialisation du commerce. Le même processus de transformation était à l’œuvre à Saint-Nazaire : le H&M, dans dix ans, il n’existera sans doute plus. Des enquêtes sont menées partout pour anticiper la dématérialisation de l’acte marchand. Je pense que les villes vont peu à peu se vider de ce qui fait le commerce, hormis celles comme Paris, Bordeaux, etc., autrement dit les métropoles qui sauront proposer une offre spécifique, dense, remarquable, distinctive. Dans ces cas, l’offre commerciale deviendra partie intégrante de l’ambiance urbaine, laquelle contribue aujourd’hui grandement à l’attractivité et aux choix d’aménagement urbain des plus grandes villes. À Paris, cela marche parce que c’est crédible. La Nuit Blanche par exemple, à Paris, est très intéressante. On peut se balader dans la capitale, la nuit. C’est une sorte d’institutionnalisation d’une pratique avant ordinaire – marcher dans une ville tard – au travers d’un événement qui la réactive en les valorisant. Mais dans une métropole avec des moyens, du flux, du passage, cela réussit. C’est beaucoup plus difficile dans les petites villes. Le marché diurne est réduit à peu de chose. Bien sûr, les marchés nocturnes avec des artisans, des cultivateurs qui viennent vendre leurs produits, suscitent de l’intérêt. Les gens se retrouvent autour des buvettes comme ils le faisaient avant dans les cafés, qui ont aussi quasiment disparu de ces villes alors que c’était des lieux de vie sociale importants. Les marchés de nuit, c’est de l’événementiel plus que du quotidien qui réinvente ces occasions de convivialité. Cela marche l’été ou à Noël et il y a une attente très forte. Mais c’est un épiphénomène insuffisant pour restaurer l’urbanité dans sa généralité.
Je pense que l’on va peu à peu quitter le modèle d’une ville basée sur le commerce, l’urbanité par le commerce, pour une urbanité basée sur la réalité augmentée. Ce sont les ingénieurs en ambiance qui raflent la mise de ce que sera l’urbanité des années à venir. On va créer des ambiances, mais dans les villes qui auront le capital indispensable. Pour les autres, l’avenir me semble plus compromis, ou bien à réinventer de façon radicale.
Un entretien réalisé par Stéphane Cordobes
Entretien paru dans le numéro 21 de Tous Urbains – février 2018
Photographie © Saint Claude / Stéphane Cordobes
Notes
[1] Éric Chauvier, Contre Télérama, Paris, Allia, 2011.
[2] Éric Chauvier, La Rocade bordelaise. Une exploration anthropologique, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2016.
[3] Éric Chauvier, Les Nouvelles Métropoles du désir, Paris, Allia, 2016.
[4] Éric Chauvier, La Petite Ville, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.