Au creux de l’hiver, Qiu Ju, une femme chinoise enceinte jusqu’aux dents, monte péniblement sur le chariot qui l’emporte cahin-caha vers la ville de son district. Elle se lance sur le long chemin d’une demande de réparation pour l’humiliation faite par le chef du village à l’encontre de son mari et par extension à l’ensemble de sa famille, sa capacité à faire un fils étant mise en doute. Nous sommes en Chine au tout début des années 1990, dans un village rural de la province du Shaanxi, où les maisons rustiques en terre crue sont égayées des rideaux de piments rouges mis à sécher au soleil avant leur commercialisation. Le parcours de Qiu Ju, la magnifique actrice Gong Li dirigée par le non moins magnifique réalisateur Zhang Yimou, va l’emmener du village en ville, de ville en métropole, de métropole en mégalopole émergente. Au travers du regard de l’héroïne du film, nous sommes sidérés par cette Chine en cours de mutation, par la violence faite aux territoires et aux hommes, faite aux modes de vies et à l’ensemble de l’organisation sociale. Une violence née de l’incroyable accélération, initiée par le haut, les dirigeants du pays, afin que la Chine entre dans la course du monde… et la gagne.

Le territoire est matière politique. De bond en bond, de Deng Xiaoping à Xi Jinping, la Chine se transforme et transforme le monde. Nulle géographie escarpée, nul océan même vaste n’arrête son extension. Elle s’est dans un premier temps radicalement transformée à l’intérieur de ses murs avant de partir à la conquête du monde, sur les routes, les voies ferrées, les mers et désormais l’espace. Le 3 janvier 2019, Chang’e 4 est le premier engin à se poser sur la face invisible de la lune ! Ce géant territorial avec près de 9 600 000 km2, où tous les reliefs et tous les climats cohabitent, s’étend de l’Himalaya, de la Russie et du désert de Gobi à l’océan Pacifique. Tout le Centre-Est, au relief moins accidenté, traversé par trois très grands fleuves – le Yangzi, le Fleuve jaune et le Hai He –, et ouvert sur les mers du Pacifique, est celui où les hommes, de tout temps, ont privilégié leur installation.

À la fin des années 1970, peu après la mort du Grand Timonier en 1976, un prodigieux virage, né du choix politique de privilégier l’économie à l’idéologie, est engagé. Et c’est évidemment sur sa façade littorale que furent concentrées toutes les attentions : le golfe de Bohai, les deltas du Yangzi et de la rivière des Perles s’ouvrent au monde et à une mutation sans précédent. Le succès est fulgurant, puisqu’en dix années les objectifs sont atteints. Les villes grossissent à vue d’œil ; au gré de l’installation des usines, des villes se créent (sur les 89 villes chinoises de plus de 1 000 000 habitants, 49 ont été créées entre la fin des années 1980 et 2008), des paysages ruraux entiers sont engloutis par des nappes industrieuses et urbaines. Chaque jour, voire chaque jour et nuit, des quantités extravagantes de travailleurs vont et viennent, les campagnes fournissant à bas coût l’essentiel d’entre eux. La Chine, dans une volte-face sidérante, est tout entière entrée dans le capitalisme. Une nouvelle fois, le paysan devient ouvrier, un ouvrier complètement dédié au projet d’une Chine décidée à gagner la bataille à l’œuvre, celle de l’économie mondialisée. Le sinologue Jean-François Billeter dira à ce propos qu’« il faut replacer l’histoire récente de la Chine dans la « réaction en chaîne » qui a été déclenchée par l’apparition du capitalisme en Europe et qui s’est progressivement étendue au monde entier » (Chine trois fois muette. Essai sur l’histoire contemporaine et la Chine, Allia, Paris, 2000).

Les régions centrales et occidentales, restées jusqu’au tournant des années 2000 très majoritairement rurales, seront investies à leur tour avec l’arrivée de Xi Jinping en 2012. La stratégie territoriale du tout nouveau secrétaire général du Parti communiste chinois répond au souhait clair et colossal d’une maîtrise totale et d’une réorientation du développement économique et financier. La course toujours… la gagner, what else ? Le bassin-versant du fleuve Yangzi est aménagé, le réseau de trains à grande vitesse sort de terre et connecte alors efficacement les régions littorales à celles de Chongqing, du Sichuan, du Shaanxi, du Gansu et du Tibet, du Qinghai et du Xinjiang. La toile d’araignée s’intensifie, couvre le pays, ses paysages et ses populations dans leurs diversités.

5En quarante années, la Chine est re-façonnée. La réalisation du projet politique s’est tout autant appuyée sur l’ouverture aux capitaux et aux savoirs étrangers que sur l’aménagement de son territoire physique. Les dommages collatéraux de cette politique sur les paysages sont d’une échelle comparable à l’ampleur de ce qui fut réalisé : les destructions sont massives. L’histoire construite des villes et des villages a très majoritairement disparu, des pans entiers de paysages sont enterrés, restent les œuvres écrites et peintes pour s’en souvenir. Peu importe le chemin, seule compte la ligne d’horizon, et Xi Jinping l’a clairement dessinée. La Chine est re-conquise à l’intérieur de ses frontières, reste le vaste monde à embrasser : le nouvel horizon.

C’est dans ce contexte d’un désir d’hégémonie à peine déguisée que naît le projet des « nouvelles routes de la soie » (Obor, « One Belt, One Road », aujourd’hui nommé BRI, « Belt and Road Initiative »). Il s’agit de créer un ensemble de liaisons maritimes et de voies ferroviaires entre la Chine et l’Europe, en passant par l’Afrique de l’Est et la Méditerranée, par l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Plus récemment, de grands projets de liaisons ferroviaires en Asie du Sud-Est voient le jour et relieront à terme huit pays. La Chine au-delà du Pays du milieu : des trains chinois, construits par des travailleurs chinois, couvriront une grande partie du monde. Sur mer, la Chine possède aujourd’hui sept des dix plus grands ports mondiaux à conteneurs, et elle a parallèlement investi des centaines de millions d’euros dans des ports européens et africains. Ses besoins étant colossaux avec une population de près d’1,4 milliard d’habitants, elle étend ses ramifications territoriales au travers notamment du contrôle de grandes infrastructures. Ses armes ne sont pas trivialement des machines de guerre, ce sont ses capacités financières devenues aujourd’hui hors norme placées au service du projet politique que Xi Jinping ne cache nullement, tout au contraire, et met en œuvre méthodiquement : la Chine sera la première puissance mondiale en 2049. Date annoncée oh combien symbolique : le 1er octobre 1949, depuis le balcon de la porte de la Paix céleste à Pékin, Mao Zedong proclame la naissance de la République populaire de Chine.

7L’histoire se répète. Toutes les nations, lorsqu’elles caressent le dessein de devenir des super-puissances, ont transformé leurs territoires pour faciliter les mouvements des personnes et des marchandises, voire souvent des machines de guerre. Elles ont déplacé les montagnes, détourné des fleuves, développé l’état de leurs connaissances pour inventer et résoudre les problèmes rencontrés sur leur chemin. Elles se sont dépassées. Elles sont parties à la conquête du monde pour repousser leurs frontières, propager leurs cultures, absorber des biens, des personnes et des ressources. La faim est sans fin.

La Chine est la seconde puissance mondiale à émerger depuis le début de l’ère de l’Anthropocène, les États-Unis d’Amérique ayant dominé le monde à partir de la seconde moitié du xxe siècle. Le xxie siècle est le temps de la Chine.

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