Le moment actuel impose de reformuler les fondements de la pensée aménagiste : la décentralisation est elle la bonne réponse à la crise sociale et climatique ?

Le modèle hiérarchique fonctionnaliste classique de l’aménagement du territoire est compris comme « l’ensemble d’actions volontaires, prospectives, et concertées menées par des acteurs publics et privés pour disposer avec ordre et équité les habitants, les activités, les équipements et les moyens de communication dans l’espace national »…on mesure combien ce vocabulaire semble aujourd’hui daté. Avec la crise des gilets jaunes et ses effets en chaine la France a redécouvert sa géographie, ses inégalités territoriales, les conflits d’usage, et la hiérarchie des lieux isolés où connectés, densément habités où en déclin économique et démographique. Avec l’incendie de l’usine Lubrizol il est clairement apparu à tous que l’espace n’était pas neutre mais le résultat de politiques qui le font tenir ensemble où qui contribuent à le déconstruire autour de fractures nouvelles qui remettent en cause les figures traditionnelles. On a aussi compris que la distribution des pouvoirs avait changé quand l’Etat aménageur avait perdu sa légitimité tandis que la trame administrative se complexifiait, que la force du marché l’emportait et que la réponse à la crise politique et climatique s’imposait. Que reste t il donc de l’idée même d’aménagement du territoire dans une France gagnée par une forme d’impuissance et de nostalgie d’un pays qui n’existe plus ?

Le long débat jacobins/girondins : question d’actualité où anachronisme stérile?

A toutes les étapes du récit national deux visions se sont affrontées :

  • la méfiance à l’égard de courants autonomiste ou fédéralistes axés sur la délibération et les identités locales, toujours portée par la crainte de la désagrégation de l’Etat Nation associé à la vision harmonieuse de l’unité, de l’égalité et parfois de l’unanimité du peuple identifié à un individu collectif rationnel.
  • la critique récurrente des méfaits du jacobinisme postule que l’Etat n’agit qu’au seul profit des dominants. Outil de conservation sociale il ignorerait la société, dévitalise la démocratie, favorise la technocratie, reproduit les inégalités, et serait en définitive responsable du malheur Français tel qu’il est actuellement réinterprété.

Lieu commun indémodable, la rhétorique dénonçant la « recentralisation rampante» interroge l’articulation des rôles de l’Etat et des autorités locales pour défendre «l’intérêt général» et écouter les citoyens. Ces polémiques incessantes sont particulièrement prégnantes en France où la culture politique associe la tradition de la centralisation monarchique, que la Révolution n’a pas entamée en proclamant que « la France est une et indivisible », et l’approche moderniste de la 3° république qui déploie le réseau ferré et les écoles dans toutes les petites patries, socle de la grande Nation laïque.

La force du moment Gaullo/Communiste a permis jusqu’aux années 70 la reconstruction d’après- guerre et le triomphe des « métropoles d’équilibre » capables de rivaliser avec Paris sans détruire le quadrillage régulier des villes moyennes et des préfectures. Cette concentration sélective des populations, des activités, des centres de commandement et des richesses rencontre de plus en plus la méfiance croissante des départements et territoires ruraux

Cette époque a incarné l’idée progressiste d’un grand dessein politique à visée égalitariste luttant sans fin contre tous les déséquilibres par la loi et les outils techniques pour que l’espace concrétise une vision apaisée des rapports sociaux. Dans cet esprit les collectivités n’étaient qu’une variable d’ajustement d’un schéma global défini par l’Etat garant d’un destin commun obligeant à des péréquations permanentes et invisibles.

Depuis 1983 les visions sédimentées de la décentralisation inaboutie ont renforcé la figure du maire sans surmonter la contradiction égalité/autonomie

L’opposition paresseuse national/local a permis des convergences politiques inattendues en transformant la décentralisation de valeur jadis conservatrice adossée aux fiefs et duchés d’ancien régime, en valeur progressiste incarnant modernité des régions, force du « vivre et travailler au pays », tout en renforçant simultanément la guerre des lieux et des institutions hantise d’une société plurielle et divisée. Après les grandes heures de la DATAR et les longues polémiques des années 60/ 70 quand l’Etat souhaitait vainement recomposer la trame communale, la décentralisation des années 80 s’est présentée comme une concession de l’Etat acceptant d’alléger sa tutelle sur les collectivités locales en redistribuant les responsabilités et les moyens dans un pays étendu, à faible densité, et aux populations dispersées.

« L’acte 1 » du consensus mou de 1982/83 a sauvegardé les structures territoriales héritées, consacré le retour des maires, et réveillé des grandes villes qui ont amorcé leur dynamique de modernisation et de métropolisation. Rompant avec les contrôles la décentralisation était alors communément associée à plus de démocratie, plus de liberté, plus d’efficacité de gestion. Bref à plus de développement et d’implication pour tous sans toucher ni aux sacro saintes 36000 communes ni aux Départements ni a l’emboitement hiérarchique des provinces jusqu’à Paris.

« L’acte 2 » de la réforme constitutionnelle de 2003 consacre « l’organisation décentralisée » pour répondre aux enjeux de pouvoir entre notables tout en maintenant la stabilité institutionnelle, l’égalité formelle des collectivités dotées de la clause de compétence générale, préservé la répartition des responsabilités de la collecte et de la redistribution de la fiscalité locale. Surtout le mode de désignation des maires était sauvegardé dans un dispositif morcelé hérité de la France rurale et révolutionnaire.au croisement de trois visions contradictoires que l’aménagement du territoire peine à concilier :

La nécessaire mise en accord de la construction juridique avec les pratiques sociales et spatiales contemporaines s’est heurtée à de nombreux obstacles :

• le déclin de l’Etat keynésien régulateur dont les ressources financières et les compétences ont progressivement été entamés par les transferts en direction des territoires et de l’Europe

• l’importance croissante du financement des dépenses sociales de l’Etat providence, qui sont aussi le cœur de métier des Départements, au détriment des dépenses d’investissement d’où la généralisation des co/financements qui modifie les rapports traditionnels de pouvoir et de dépendance entre l’Etat et ses partenaires

• la résistance catégorielle des institutions menacées ou affaiblies convaincues de porter une légitimité à forte composante historique de solidarité, de proximité, et d’unité de la Nation face au procès de « recentralisation » de l’Etat et au risque de dilution porté par les métropoles

• l’accélération de la ségrégation sociale amplifiée à toutes les échelles par les mobilités résidentielles qui confortent l’entre soi et ne favorisent pas les logiques coopératives

« L’Etat », en dépit d’un désengagement relatif, a conforté son rôle de redistributeur suprême garant d’unité et de stabilité d’une France morcelée entre territoires gagnants et territoires perdants. Devenu plus « Etat providence » qu’ « Etat aménageur » il a su conserver d’importants leviers2 pour casser l’opposition binaire métropoles/périphéries et préserver les grands équilibres d’un pays fragmenté qui revendique partout le droit a la ville et l’accès aux services. Entre volontarisme politique et force du marché, ces outils n’ont que partiellement permis d’atténuer les inégalités territoriales et sociales des 4 France révélées par le CGET. Dans ce moment d’ajustements accélérés, notre modèle hybride de gestion territoriale ne peut plus correctement arbitrer les logiques antagonistes, les interactions et les équilibres délicats entre

  • les politiques publiques nationales d’aménagement axées sur l’attractivité, le développement économique, la maîtrise de la dépense publique, la redistribution des richesses, la reconnaissance du fait métropolitain et la refonte progressive des implantations des services de l’Etat
  • la somme des décisions ponctuelles axées sur la réponse aux aspirations exprimées localement dans une approche, environnementale, sociale, étroitement égoïste où défensive et plus concurrentielle

la force décisive des acteurs privés de l’aménagement inscrit dans le marché, et le déficit global de capacité de régulation par les acteurs politiques confrontés à l’unification du modèle mondial inégalitaire des villes globales

La représentation politique, les découpes institutionnelles, la cartographie continuent de véhiculer des promesses devenues impossibles en résistant aux nouveaux agencements qui se sont installés, notamment au bénéfice de certaines métropoles. Tout indique que le système sédimenté depuis les lois Deferre et Raffarin est bancal, beaucoup de transferts ne sont que des délégations de compétences où des déconcentrations où l’Etat reste payeur de dernier ressort tandis que chaque association d’élus défend son pré carré.

Regroupement fragile des maires, des Départements et des Régions « Territoires unis », veut en finir avec la dépendance des collectivités à l’égard de l’Etat comme condition préalable à toute amélioration structurelle de la situation sociale et économique du pays. Ils placent la commune au centre de la démocratie de proximité qui ne doit plus être entravée par l’intercommunalité conçue comme simple outil de coopération et de mutualisation. Ils prônent la libre administration adossée à l’autonomie financière de collectivités disposant d’un socle dur de ressources propres et demande l’élection au suffrage universel par fléchage communal partout y compris dans les métropoles. Il esquive le débat départements/régions au risque de remplacer le jacobinisme national par un jacobinisme régional

Porte parole des 22 Métropoles « France Urbaine » conteste cette vision des maires et des communes qui ne permet pas de reconstruire les liens entre les territoires qui combinent la concentration des activités et la dilatation périurbaine des espaces de vie. Elles appellent la redéfinition des conditions dans lesquelles la solidarité peut s’affirmer entre zones rurales et zones urbaines, entre territoires riches et territoires pauvres dans un processus vertueux d’entraînement de la ruralité gagnée par un sentiment de relégation. Elles souhaitent donner progressivement le statut de collectivité territoriale au fait métropolitain qui emporte la plus grande partie du territoire et des populations en distinguant les 27 départements métropolisés et ceux qui restent à l’écart de cette mutation et jouent pleinement leur rôle de chef de file des solidarités sociales et territoriales.

Un « acte 3 D » décentralisation déconcentration et différenciation pour lutter contre la fracture territoriale, et recréer un contrat de confiance avec les maires ?

L’aménagement dirigiste « du » territoire procédait d’une vision nationale et hiérarchique des collectivités que l’on voulait équilibrer mais que l’évolution a bousculé dans un environnement international marqué par le triomphe du libéralisme économique, la concurrence généralisée entre « les » territoires, l’urbanisation, la mobilité et l’ampleur des échanges multi échelles. Ces phénomènes ont affaibli les échelons stratifiés de collectivités dont le modèle est évincé en même temps que la société qu’il représentait, même si les Départements continuent d’assumer leur fonction de solidarité et de bouclier du monde pseudo rural.

Profitant du grand débat en réaction aux gilets jaunes, l’hypothèse d’un « acte 3 » de la décentralisation en deux temps a été prudemment actée par le Président le 25 avril dernier.

  • un projet de loi consensuel « engagement et proximité » pour réhabiliter le rôle des maires et sortir de l’imbroglio en visant plus de responsabilité des élus et plus de lisibilité des compétences liées à la vie quotidienne.
  • un projet de loi « décentralisation, déconcentration, différenciation » introduisant ce principe qui pourrait renforcer les plus forts et affaiblir les plus faibles.

Tout en réaffirmant le respect du principe d’égalité, il s’agit de différencier, d’adapter, et de faire glisser progressivement le centre de gravité de l’action publique locale du binôme historique et uniforme communes/départements qui a dominé aux 19° et 20° siècles, vers le nouveau couple Métropole/Régions là où ce sera possible aux côtés de l’Etat stratège garant de l’unité et dont tout le monde continue de tout attendre :

Est ce la bonne réponse pour réarticuler aménagement du territoire et décentralisation face aux défis de la complexité, de la Métropolisation, de l’inégal développement, et de la crise climatique ?

Si cette longue mutation a invalidé l’approche classique et bien ordonnée du territoire, la décentralisation plus poussée est- elle la bonne voie pour l’action publique alors qu’elle pourrait aggraver les inégalités territoriales à peine corrigées par le ruissellement des richesses et des flux financiers. ? Aujourd’hui n’est- il pas temps d’admettre que l’atomisation et la confusion des structures devient un frein, un vecteur d’inégalités, un moteur d’étalement urbain, un facteur de dépossession des citoyens qui ne savent pas qui décide de quoi, ce qui interroge l’efficacité et la rationalisation des politiques et de la dépense publiques ?

Le renforcement tendanciel du couple public/privé, qui prend le relais d’un Etat et de collectivités aux moyens d’investissement plus limités a mesure que les dépenses sociales prennent le dessus en lien avec le vieillissement et le maintien d’un chômage de masse, est il inéluctable ?

Le débat sur le décloisonnement des acteurs et sur l’emboîtement pertinent des niveaux de pouvoirs perçus comme intangibles est systématiquement ramené aux compromis interterritoriaux plus ou moins opaques. Peut on compter sur la seule bonne volonté des protagonistes connaissant l’âpreté des conflits et contradictions qui mûrissent sans frein après dix années de crise économique ? Ces bricolages successifs semant confusion et frustration des citoyens et des élus sont- ils la fin de l’histoire où faut- il inventer une vraie coresponsabilité fondée sur la clarification et la séparation des compétences sans répéter indéfiniment les impasses de la proximité, du déficit démocratique, et du libéralisme comme explication ultime de nos contradictions ?

Pour combler le déficit d’identification de la population dans les grandes agglomérations urbaines où les institutions métropolitaines illisibles élargissent progressivement leurs compétences et leur emprise peut- on envisager la généralisation du suffrage universel pour choisir les nouveaux exécutifs et permettre une implication citoyenne comme un horizon possible mais encore loin d’être accepté par l’ensemble des collectivités menacées ?

Simon Ronai

1. Plus récemment les trios problématiques entre 13 régions, 22 métropoles au statut banalisé et 27 départements directement confrontés au phénomène métropolitain ont accentué la différence avec ce qui avait été pensé au 19° siècle comme le socle de la République dans un pays à forte dominante rurale. Sachant que les départements essentiellement chargés de relier villes et campagnes consacrent les deux tiers de leurs dépenses à l’aide sociale (environ 40 milliards€) cette situation nouvelle devrait conduire à imaginer deux types de régimes départementaux en zone à dominante rurale où métropolitaine.

2. 14 Etablissements Publics d’Aménagement agissent dans 200 communes, Opérations d’Intérêt National, loi SRU de 2000 renforcée en 2013, 2014, et 2017 pour interférer dans les politiques locales du logement et garantir un seuil de diversité sociale, l’ANRU prolonge la politique de la ville amorcée au début des années 80, création des ZAD, définition de normes techniques et juridiques, péréquation financière horizontale et dotations différenciées, plus récemment maîtrise autoritaire des finances locales…et désormais le couteau suisse des appels a projets où manifestations d’intérêt…)

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