Deux crises simultanées provoquent une catastrophe, et il se peut que l’enjeu actuel soit d’éviter la catastrophe. Car, à l’heure de cet édito, nous traversons bien deux crises (ndlr : une troisième crise, diplomatique, est arrivée depuis la rédaction de cet édito) qui ne sont pas près de se résoudre. De notre côté, nous aimerions que la crise soit notre chance[1] de réfléchir et de changer les pratiques.
D’abord c’est une crise sanitaire mondiale qui bouscule nos modes d’habiter, de travailler, de voyager et plus généralement nos relations aux autres, où contacts et distances doivent soudainement être mesurés. Dans les métiers touchant à l’urbanisme, on tente ici et là de modifier les pratiques en intégrant le risque sanitaire. Prenons le secteur largement impacté du logement, en laissant de côté pour l’instant celui de l’immobilier d’entreprise qui encaisse de nouvelles turbulences, ce dont il est coutumier. Beaucoup de discussions portent sur comment adapter la production de logements et les rendre à nouveau vivables dans ces nouvelles conditions : on est contraint de cohabiter tous en même temps, de travailler depuis son logement en espérant ne pas être affecté par la présence des autres membres du foyer – quand ils existent –, on aimerait pouvoir prendre l’air dans un espace extérieur attenant au logement, ou sortir de son isolement et avoir un minimum de vie sociale, pour commencer à l’échelle du voisinage (et quand on en a la possibilité, on fuit son logement en ville). On s’est donc mis à rêver de la réhabilitation de cours et de jardins communs dans les immeubles, des paliers généreux et de toitures accessibles où se rencontrer, de la systématisation des espaces extérieurs privatifs. Mais, voilà, ces espaces, surtout ceux qui sont mutualisés, ne sont pas valorisés dans les bilans de promoteurs. De l’autre côté, accueillir à l’intérieur des logements les usages que l’on a décrit, correspond à plus de place. Or, des logements plus spacieux sont proportionnellement des logements plus chers, tandis que les ménages ne s’enrichissent pas. On reviendra plus tard sur ce qui détermine le prix des logements, voyons déjà comment on peut améliorer les plans types de ce qu’on appelle bien souvent des produits (ndlr : des logements). Les promoteurs redécouvrent la magie de cuisines qui retrouvent un statut de pièce : une cuisine qui peut se fermer et servir en dehors des repas, de dimension suffisante pour accueillir une table, sortie du fond du séjour pour retrouver une place en façade, avec une fenêtre pour l’éclairer et la ventiler ! Le rapport Girometti-Leclercq[2], qui s’appuie pour partie sur une étude conséquente menée par l’IDHEAL[3], explique que le déplacement progressif des cuisines vers le fond des salons (qui en passant deviennent plus petits) est le résultat d’un épaississement des bâtiments, cette fameuse « compacité des bâtiments » qui répondrait aux recherches d’économies dans les bilans de promotion, avec le prétexte d’une plus grande efficacité thermique…
Voici donc la deuxième crise, la crise climatique, tardivement considérée et face à laquelle on se sent impuissant, dépassé par les enjeux. L’État français multiplie les lois, les dispositifs et financements incitatifs qui visent à préserver les espaces naturels et agricoles, garants des équilibre écosystémiques et réservoirs alimentaires, en résorbant l’étalement urbain. Vont dans ce sens la Loi Alur, le programme de « sobriété foncière », puis cet été la loi Climat et résilience qui inclut le fameux objectif ZAN (Zéro Artificialisation Nette à horizon 2050). Le ZAN fait trembler tous les acteurs de l’aménagement sur la base de deux motifs récurrents. Le premier est technico-politique : personne ne sait vraiment comment l’objectif ZAN sera mis en œuvre entre les SCoT (schéma de cohérence territoriale) et leurs traductions dans les PLUi (plan local d’urbanisme intercommunal), entre les difficiles négociations qui devront être menées localement : qui arbitrera ? selon quels critères ? (Nous y reviendrons dans un article programmé dans un futur numéro, c’est promis). Mais surtout, le deuxième motif récurrent est le risque d’augmentation du prix du foncier qu’induira sa rareté à venir, et par conséquent l’augmentation du prix des logements. À cela s’ajoute ce qu’Éric Charmes[4]met en lumière dans ses articles récents : derrière le ZAN, on retrouve un modèle de ville qui condamne ce à quoi une bonne part des Français aspire… habiter une maison individuelle[5]. Éric Charmes pointe le risque que ce type de logement, qui reste le plus accessible financièrement pour les ménages, devienne plus cher : moralement ce sera bien de limiter ainsi la construction de maisons et la consommation de sols qu’elle induit, mais quid du décalage avec les aspirations des habitants ? Car la crise a bien montré la fuite des villes et la migration vers les zones moins denses, voire la campagne. En réalité, le prix des logements en ville dense, qui est le plus cher du fait de la pression foncière, augmentera davantage encore : en effet, construire en milieu dense, sur de plus petites emprises, en fond de parcelle ou par surélévation, implique des contraintes techniques et de mobiliser de l’intelligence, c’est-à-dire des ressources humaines et du temps, ce qui a un coût. Et pourquoi ne pas simplement accepter ce surcoût et voir quel coût pourrait être maîtrisé ? Par exemple, le prix du foncier ou, on ose à peine lever le tabou, les marges des promoteurs ?
Parallèlement, de nouveaux paradigmes apparaissent dans les réflexions urbaines avec notamment celui des sols vivants. Ce sol, la pédosphère, qui ne mesure qu’un à deux mètres de profondeur, se situe à l’interface de l’atmosphère où nous évoluons et que nous aménageons, construisons, cultivons, et de la lithosphère, c’est-à-dire le niveau des roches. Porter une attention au sol, c’est veiller à sa qualité de ressource alimentaire et à l’équilibre écosystémique qui rend la planète vivable. Notre tendance au point de vue anthropocentrique combinée à une idéologie du règne financier, nous amène à traduire cette richesse des sols vivants en valeur financière : pour préserver les sols naturels et agricoles, on augmente la valeur foncière des sols urbanisés – ou comment s’engager davantage dans la spéculation foncière. Mais pourquoi ne pas inverser les tendances et assumer une ambition politique – l’accès au logement – en décidant une bonne fois pour toute d’encadrer le prix du foncier ? Car c’est bien ce qui permettrait d’offrir des logements bien construits et spacieux à des prix accessibles, de rendre possible le renouvellement de nos villes, d’entrer allègrement dans une attention réelle au sol…
Autant de sujets qui impliquent tous les acteurs, urbains ou pas, et c’est bien notre projet pour cette nouvelle édition de la revue Tous urbains ? qui commence avec ce numéro. Nous comptons ouvrir le débat à tous les points de vue, de chacun des acteurs, car nous partageons au sein de l’équipe la conviction que la fabrication de nos territoires engage la responsabilité de tous et n’est pas réservé un seul métier. Le point d’interrogation que nous introduisons dans le titre de la revue est quant à lui une invitation à penser le monde urbain en interface avec son environnement, à prendre en compte les nouvelles façons d’habiter, à dépasser les conflits urbains et ruraux, voire d’élargir notre point de vue anthropocentrique. Ainsi, nous avons le plaisir de commencer avec vous cette deuxième saison de la revue et de vous présenter sa nouvelle maquette qui a été élaborée avec la nouvelle équipe du comité de rédaction qui réunit Olivier Boesch, Cynthia Ghorra-Gobin, Philippe Estèbe, directeur de publication, Vincent Lavergne et moi-même, et avec Alma Gromard pour la conception graphique. Nous renouvelons en même temps l’ambition de la première édition qui a été portée par, dans l’ordre alphabétique, Jean-Pierre Charbonneau, Jacques Donzelot, Cynthia Ghorra-Gobin, Michel Lussault, Olivier Mongin, Philippe Panerai, Jean-Michel Roux, qui pour certains restent actifs dans la nouvelle édition, ainsi que Frédéric Bonnet, Anne Chaperon, Cristina Conrad, Stéphane Cordobes, Vincent Renard : celle d’une revue qui revendique les débats, les points de vue critiques et le ton libre autour des enjeux en œuvre dans les villes.
Shahinda Lane
[1] Pour reprendre la formule « la crise est notre chance » de Gilles Delalex et Yves Moreaux, architectes du Studio Muoto, en écho à celle de Bruno Latour : « l’apocalypse est notre chance ».
[2]« Rapport Girometti-Leclercq : référentiel sur la qualité du logement », 9 septembre 2021
https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/Rapport Mission Logement 210904.pdf
[3] l’Institut des Hautes Études pour l’Action dans le Logement
[4] Charmes, Éric. « De quoi le ZAN est-il le nom ? », in Fonciers en débat, septembre 2021
https://fonciers-en-debat.com/de-quoi-le-zan-zero-artificialisation-nette-est-il-le-nom/
[5] Rappelons au passage les nombreux écrits de Jean-Michel Roux dans les pages de cette revue, sur cet impensé de la construction des logements individuels en France.