On réduit souvent la mondialisation à un processus de globalisation économique et à ses fonctions dérivées (généralisation du tourisme ou de l’information en continu). Or la globalisation n’est qu’un adjuvant d’évolutions plus puissantes. Même si l’économie que nous connaissons actuellement se voyait amoindrie et/ou modifiée, la mondialisation se poursuivrait. Cette affirmation se comprend si l’on aborde le Monde contemporain pour ce qu’il est : un nouveau mode de spatialisation des sociétés humaines, une mutation dans l’ordre de l’habitation humaine de la planète – c’est pourquoi il est judicieux de l’écrire avec une majuscule. Une révolution d’ampleur comparable en un sens à celle du néolithique ou à la révolution industrielle – deux grandes périodes lors desquelles les humains ont installé des cadres d’existence radicalement neufs. Et cette fois-ci, on le sait bien dans cette revue, il s’agit d’une révolution urbaine.

Aux yeux de beaucoup d’analystes, cette urbanisation rime avec l’uniformisation au sens où elle promeut des genres de vie et des formes urbaines semblables. Certes, mais il importe de ne pas s’arrêter à cette première approche ; si l’on pousse l’observation plus avant, on constate que cette homogénéisation s’accompagne d’un regain d’importance des processus de localisation. Des anthropologues comme Arjun Appadurai, Homi K. Bhabha ou Kwame Anthony Appiah ont montré que l’émergence de la world culture a été accompagnée de celle de nouvelles cultures « locales » très dynamiques. Comme l’écrit Kwame Anthony Appiah : « Oui la mondialisation peut produire de l’homogénéité, mais elle menace aussi cette homogénéité1 », c’est-à-dire que ses acteurs instaurent en permanence de nouvelles différences qui font plus que compenser les pertes des anciennes. On peut faire le même constat si on analyse les espaces de vie : bien sûr la standardisation des architectures et des paysages progresse, mais en même temps l’espace est de plus en plus différencié en lieux qui font sens, intensément investis par les individus et les groupes.

La caractéristique majeure de la mondialisation est ainsi de mettre en tension des logiques de standardisation des espaces d’existence et des logiques de différentiation permanente. En effet, synchroniquement à leur homogénéisation relative à l’échelle mondiale, on constate un regain de l’importance de la problématique de la localité. Le local fait retour – mais, pas un local à l’ancienne, un de type très différent. Le `Monde n’est absolument pas « lisse » mais de plus en plus ponctué et scandé, de plus en plus différencié par ces ponctuations et ces scansions. Bref, dans une certaine mesure, tout devient semblable et tout se distingue de plus en plus ; il ne faut pas vouloir trouver là une contradition, mais plutôt une dynamique qui se cristallise dans la nouvelle importance et puissance de la localisation.

L’un des aspects les plus fascinants en est l’apparition de ce que je nomme les « hyperlieux » : « hyper » car ce sont des points de connexion majeurs aux réseaux mobilitaires et télécommunicationnels, ce qui les fait être toujours à la fois parfaitement locaux et totalement connectés aux autres échelles, mais aussi parce qu’ils sont hyperboliques en matière d’intensité des interactions qu’on y observe entre les réalités matérielles et immatérielles, humaines et non humaines assemblées. Ce sont également des endroits où les individus vivent une expérience de cohabitation avec autrui, et éprouvent ce qu’il en est de s’assembler pour un motif commun – qu’il soit ou non fonctionnel. Je les classe en plusieurs « genres ». D’abord des espaces comme les aéroports, les Shopping Malls, les gares, les grandes places urbaines, ubiquitaires au sens où on les rencontre partout. Pourtant, ce ne sont pas les non-lieux que certains voudraient y voir. Outre qu’on y retrouve une variété sociale et que s’y manifestent les tensions qui travaillent la société tout entière, ce sont surtout de véritables endroits où les individus sont à l’épreuve de l’« insociable sociabilité » (Kant) et vivent des situations qui, pour être souvent banales, n’en constituent pas moins la trame de leur existence.

La caractéristique majeure de la mondialisation est ainsi de mettre en tension des logiques de standardisation des espaces d’existence et des logiques de différentiation permanente.

Mais j’étudie aussi des espaces non fonctionnels (qui n’ont pas été conçus intentionnellement pour assurer une fonction précise) transformés en hyper-lieux d’attention mondiale en raison d’un événement spectaculaire qui s’impose dans la sphère publique. Cet événement peut être dramatique, comme un attentat (l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo a dressé la place de la République en centre d’un chagrin planétaire) ou une catastrophe (Fukushima par exemple qui a fait battre le pouls du Monde autour de la centrale quelques jours durant). Il peut être heureux et/ou festif comme lorsqu’un grand festival fabrique un espace ad hoc qui devient « culte » (songeons à Woodstock ou à ce point dans le désert du Nevada chaque année transfiguré par le Burning man qui installe pendant quelques jours « Black Rock City »). Il peut être contestataire lorsque des activistes occu- pent la Puerta del Sol à Madrid ou investissent Zuccotti Square à New York (Occupy Wall Street), Taksim à Istanbul, Maïdan à Kiev, etc.

Autour des hyper-lieux et avec eux, bien des processus sociaux et des activités individuelles instaurés par la mondialisation sont agencés, voire structurés. Ils constituent donc à la fois des motifs géographiques du Monde et de nouveaux attracteurs de la vie mondialisée, qui arriment et animent la cohabitation des humains. En ce sens, ce sont des espaces où une géopolitique du quotidien prend forme, au jour le jour.

 

Article publié dans Tous urbains n° 18 – Juin 2017

Photographie @ LAX / Stéphane Cordobes

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