Urbanisme opérationnel, budgets d’étude et donneurs d’ordre : un survol sur longue période[1]J
L’histoire des villes laisse des traces, mais elle a peu de chroniqueurs précis : l’urbanisme opérationnel (aménagements fonciers et constructions, avec leur environnement réglementaire) manque de mémoire. Or on ne peut oublier que l’urbanisation universelle donne naissance à des politiques et des résultats fort divers, selon les pays et les époques. Soit par exemple la Scet (Société centrale d’équipement du territoire), filiale de la Caisse des Dépôts, avec son réseau de sociétés d’économie mixte. La Scet, est, comme son nom l’indique, à l’origine d’une part significative et probablement majoritaire des ZUP (aujourd’hui les « Banlieues ») et grandes zones industrielles des années 50 à 70 du siècle dernier. C’est dire le poids de son histoire et de ses pratiques dans le paysage physique et politique d’aujourd’hui. Mais, dès 1995, quand la société a commémoré ses 40 ans, il a fallu constater que les archives de ses réalisations étaient dispersées ou détruites. Et par conséquent l’ouvrage consacré à cet anniversaire[2] a dû reconstituer imparfaitement une documentation. Autrement dit, ce qui suit appartient largement à une tradition orale, exposée à la fantaisie et à la posture professionnelle et sociale des gens qui la transmettent, celle de l’auteur de l’article pour commencer. Et sur ce qui se passe au-delà des frontières françaises, ne disposons que de lucarnes, échanges personnels, missions d’études, tambourinage de grands projets : les peuplades professionnelles échangent peu.
Commande publique : compétences internes et consultants privés
Dans la période 1955-1975 (à peu près), il reste néanmoins assuré que nos villes ont connu des extensions massives et autoritaires, portées par une croissance démographique, une industrialisation et un exode rural accélérés, complétée par une politique ambitieuse de grands équipements. Les campagnes aussi ont été remodelées par le remembrement et la concentration des structures agricoles.
Par conséquent l’Etat a mis en place des services d’études, de planification et de maîtrise d’ouvrage : dans les ministères techniques de l’après-guerre, puis après 1966 dans les grands ministères de l’Equipement et de l’Agriculture (territoire rural), et dans d’innombrables directions départementales, missions, établissements publics, organisations régionales d’études (Oréam) issues d’eux et de la Datar (Délégation à l’action régionale et à l’aménagement du territoire, elle-même créée en 1963).
A ces structures strictement publiques s’ajoutaient les sociétés opérationnelles de la Caisse des Dépôts (Scic, Scet, etc.). Puis venaient de grands bureaux d’étude pluridisciplinaires à statut privé (quoique souvent à capitaux publics), chargés de produire des doctrines, des documents de planification et des avant-projets : notamment le Groupe Caisse des dépôts[3] (Sedes, Béture, etc.) ou Métra international (Otam, Oth, Otu, etc.). Les principaux employaient des centaines de personnes et faisaient leur marché pour l’année à venir, hors de toute mise en concurrence, en visitant à l’automne une dizaine de fonctionnaires dans quelques ministères.
Enfin quelques très grandes agences d’architecture concevaient et pilotaient les travaux des grands ensembles d’habitation et des équipements liés, avec une volonté proclamée d’industrialiser ces tâches et de gagner en productivité.
Il s’agissait donc d’institutions d’Etat, ou entièrement dépendantes de lui, mises en place pour appliquer une politique d’urbanisation et d’aménagement du territoire accélérée, fonctionnaliste et « moderne », dotée de modes d’emploi[4]. A la même époque, il n’est guère qu’en Europe de l’Est qu’on trouvait une organisation aussi intégrée et centralisée.
A partir de 1970, les urgences sont devenues moindres, tandis qu’enflaient les critiques sur les résultats de cette politique. Le coup d’arrêt le plus symbolique est sans doute venu de la « circulaire Guichard », en 1973, qui interdisait la création de nouveaux ensembles de plus de 500 logements sociaux. Puis les lois de décentralisation de 1982 et 1983 ont déplacé vers les collectivités locales la responsabilité de l’urbanisme. Les commandes de l’Etat ont diminué, jusqu’à devenir marginales aujourd’hui. Le Groupe Caisse des Dépôts s’est principalement cantonné dans un rôle de maître d’ouvrage des collectivités, via les SEM de son réseau (on ne parle pas ici des ses filiales promotion).
Cependant des années ont été nécessaires aux collectivités pour se doter de services structurés et pour prendre l’habitude de faire appel à des consultants. Les effets les plus visibles du renouveau sont venus de grands projets de centre-ville, incarnés par de grands concours après 1988 (Sextius Mirabeau à Aix, Euralille, Seine Rive Gauche, etc.), et par les programmes de la Politique de la Ville (quoique ceux-ci restent largement impulsés par l’Etat). Toutes ces initiatives impliquaient un zonage précis des interventions.
Les grands projets ont fait émerger quelques architectes/urbanistes stars, ont marié des couples maire/architecte parfois tumultueux et fugaces, mais n’ont jamais représenté qu’un très faible pourcentage de la construction en France. Néanmoins ils ont fait école dans l’ingénierie urbaine issue d’une commande publique, jusqu’à aujourd’hui : quel que soit le problème posé, dès l’amont du projet l’équipe d’étude est ordinairement menée par un futur maître d’œuvre de travaux, architecte ou paysagiste, appuyés par des bureaux d’étude technique.
Cela donne du lustre à des urbanistes qui dessinent (architectes ou paysagistes) par comparaison avec ceux qui écrivent (sociologues, monteurs d’opérations, etc.), ou qui comptent (économistes, programmistes). Et cela déplace les rémunérations des consultants (donc leur rentabilité) vers les phases de réalisation (les honoraires de maîtrise d’œuvre) au détriment des études préalables. Dans l’enquête de 2003 citée plus haut (note 1), sur une quinzaine de projets importants, nous avions établi que le coût de ces études préalables n’atteignait jamais 0.5% des investissements attendus sur les sites concernés (aménagement + bâtiments). C’est faible, par rapport aux enjeux et tout simplement aux pratiques d’autres branches de l’économie productive. C’est pourtant à ce stade que se prennent les décisions cruciales : périmètre, programme, phasage, etc.
Encore s’agit-il là de projets prioritaires bien identifiés. Reste le tout venant des études urbaines, définitions de stratégies ou élaboration de documents réglementaires par exemple, la situation actuelle est moins lisible. Du côté des commanditaires, les collectivités locales cherchent leurs marques. Les chevauchements de compétences sont fréquents, alourdissant la maîtrise d’ouvrage urbaine. Il n’est pas rare de croiser plusieurs études sur le même thème à la même époque, chacune financée par un étage du millefeuille territorial. Les intercommunalités, notamment, héritent lentement des principales responsabilités de l’urbanisme. Mais dans bien des cas leur légitimité reste faible, et leur territoire encore instable, ce qui modère naturellement leurs initiatives. C’est tout l’urbanisme au quotidien qui est ainsi négligé, notamment dans les petites communes. Les grands territoires périurbains sont entre autres oubliés, alors que leur population augmente formidablement.
La reconstitution d’une ingénierie interne n’est guère à l’ordre du jour, contrairement à ce qui peut se passer par exemple en Angleterre. Des organismes publics ou para publics périphériques (Agences d’urbanisme, établissements publics fonciers, sociétés d’aménagement, etc.) disposent de ressources, mais pas partout ni sur tous les sujets. Pressée par des contraintes budgétaires, la commande publique s’émiette donc en petits contrats, associés à des mises en concurrence très procédurières, pour des prestataires atomisés et en particulier peu capables d’exporter (nous parlons toujours d’urbanisme, pas d’architecture). En pratique, sur longue période, on assiste à une érosion des tarifs des consultants, qui depuis les années 80 ne sont protégés par aucun barème, contrairement à d’autres pays (Suisse ou Allemagne).
Commande privée
On conviendra sans méchanceté que les produits immobiliers des opérateurs privés français (promoteurs et pavillonneurs, pour le logement) obéissent à des logiques routinières. Cause et conséquence à la fois, leur marketing urbain est peu sophistiqué, beaucoup moins par exemple que celui de leurs homologues britanniques ou américains. Cela se réduit souvent à un examen rétrospectif de ce qui s’est déjà vendu dans un marché local. Du reste le bruit de fond médiatique fait de la construction neuve une priorité d’intérêt général, souffrant hélas de contraintes financières, sans que soit évoqué un défaut d’imagination. Dans ce contexte, les études programmes privés de recherches et développement restent timorés et faiblement financés, surtout lorsqu’il s’agit de projets urbains complexes.
Il est à cela des raisons économiques de fond. L’urbanisme opérationnel implique des anticipations et des prises de risques à long terme : le succès (ou l’échec) d’une opération d’aménagement ambitieuse s’établit que sur plusieurs décennies. Le non spécialiste pensera aux réalisations du Paris haussmannien, ou aux villes nouvelles des années 70. Ces délais ne sont guère du gout des entreprises privées ou plutôt de leurs financiers, surtout dans la conjoncture actuelle. Tandis qu’une simple promotion immobilière, même ambitieuse, se dénoue le plus souvent en moins de cinq ans (c’est déjà long). Par ailleurs, si les acteurs privés sont affranchis des échéances électorales, ils ne peuvent conduire de projets d’envergure sans le soutien des élus.
Mais il existe aussi des investisseurs qui, non seulement peuvent, mais doivent penser à l’avenir lointain. C’est notamment le cas des fonds de pension, gestionnaires des cotisations de retraites par capitalisation. Actionnaires féroces dans le court terme, comme on sait, ils doivent aussi constituer des portefeuilles de valeurs stables, dont des biens immobiliers et fonciers. Il est donc naturel que des « développeurs urbains » privés, maître d’ouvrage d’opérations complexes (parfois jusqu’à la ville nouvelle) aient apparu dans des pays où les retraites par capitalisation pèsent lourd : Etats Unis, Grande Bretagne ou Pays Bas par exemple. Ils intègrent les rôles d’aménageurs et de constructeurs, et gardent le plus souvent en propriété durable une partie des réalisations, centre commerciaux, bureaux ou logements locatifs. Cela constitue à la longue des références, avec des compétences, d’ailleurs pas sans échecs économiques et sociaux. En France, des grandes sociétés foncières sont ainsi branchées sur des fonds étrangers, mais n’ont pas cette expérience. Elle se cantonne plutôt à des ensembles immobiliers spécialisés, centres commerciaux, tours de bureaux, etc., laissant çà la sphère publique l’initiative des projets d’ensemble.
Néanmoins la tentation démange actuellement certains. Nous évoquons dans ce numéro, les structures intégrées de la Sncf et de la Ratp, déjà anciennes. Nous voyons les collectivités proposer aux opérateurs des appels à projet sur des sites à transformer, en laissant aux lauréat le libre choix de leur programme et de leurs architectes : on a vu ainsi s’emboiter « Réinventer Paris », puis « la Métropole du Grand Paris », puis « la Seine ». Le projet Europa City à Gonesse (93), initié par le Groupe Auchan, fait sensation et parfois scandale. Un peu partout émergent des projets urbains partenariaux (PUP), où les propriétaires de grands fonciers maîtrisent la transformation sous de conditions fixées par la collectivité.
Passons sur la légitimité du profit en la matière. Faut-il en conclure à la généralisation de ces procédures, et à la financiarisation radicale de la fabrique urbaine ? D’abord aucun projet privé n’est à la mesure d’une politique de développement régional. Tous par conséquent s’insèrent dans des marchés immobiliers potentiellement porteurs, principalement en Ile de France: les « zones tendues », moins de 10% du territoire et d’1/3 de la population française. Ensuite, pour qui a fréquenté les développeurs américains, anglais ou hollandais, un savoir faire reste à créer dans notre pays, qui ne peut se contenter de cas ponctuels.
Enfin on ne peut omettre l’histoire longue de l’urbanisme privé en France. Sans remonter plus haut, entre 1950 et 1970, nous avons connu des réalisations parfois réussies de cités jardins ou lacustres, en opposition avec les quartiers barres et tours édifiés au même moment : Maurepas et Villepreux (78) à l’initiative de Jacques Riboud, et Port Grimaud avec François Spoerri. Cela n’a guère fait école, faute de capitaux notamment. L’auteur de ces lignes peut en témoigner, pour avoir plaidé en faveur de cités jardins dans les années 70 et 80.
Est venue ensuite dans les années 80, une période de flambée des prix fonciers, surtout il est vrai dans l’agglomération parisienne et le midi méditerranéen. Les grands groupes bancaires et BTP ont alors créé leurs ensembliers urbains, dont la vocation la plus explicite était de fabriquer des terrains à bâtir pour leurs promoteurs, et accessoirement de proposer des services comme le chauffage ou la maintenance. Ces équipes ont été liquidées après la crise immobilière de 1991-92. Après 2000, les développeurs hollandais, déjà cités, ont fait des incursions en France, d’ailleurs assez mal accueillis par les collectivités. Ils ont plié bagage, à la suite de la crise de 2008. On voit donc que la poussée d’aujourd’hui n’est pas une nouveauté, et qu’elle ne s’appuie guère sur une pratique de longue haleine. Peut-on lui prédire une longue vie ? C’est à voir.
Cumul et transmission des savoirs ?
Personne ne songe à regretter l’urbanisme caporalisé des années 60. Tout de même, on peut reconnaître qu’elles avaient son corps de doctrine, ses études fondatrices, ses outils et méthodes, et son efficacité pratique. Dans la situation actuelle, une commande émiettée rencontre des prestataires atomisés. Les démarches de projet sont beaucoup plus tâtonnantes.
La remarque ne s’arrête pas au jeu de l’offre/demande d’études. Les instituts de recherche sont loin de l’opérationnel, certains domaines, comme l’économie urbaine, étant particulièrement mal servis. Les formations professionnelles se rassemblent dans des Ecoles Urbaines, mais émergent seulement d’un état de grande dispersion, dont la coupure entre écoles d’architecture et université est un signe. Les lieux de débat et les médias professionnels sont rares, ou dans des chapelles fermées. Des grands éditeurs ont abandonné leurs collections d’urbanisme, qui accueillaient des théoriciens et des praticiens, dans une ambiance souvent polémique. les connaissances partagées et le niveau apparent des savoir-faire ont baissé. Beaucoup de revues (pas Tous Urbains) ne survivent que grâce à l’appui de grandes institutions. On peut voir aussi dans cette situation un effet des passions françaises pour les statuts professionnels cloisonnés (enseignant, chercheurs, consultant privé). Autrement dit, la mise en commun des expériences et l’accumulation des savoirs restent à organiser. Espérons que cet article et son dossier auront contribué à poser le problème.
[1] Cet article puise notamment dans une enquête effectuée par la Scet pour les Ministère du logement (Les études urbaines, budgets disponibles, prix de revient des consultants, 2003, direction JM Roux), souvent reprise dans des revues professionnelles, mais à ma connaissance jamais actualisée. J’ajoute les enseignements de missions ou voyages d’étude hors de France. Mais il faut regretter l’absence de comparaisons systématiques entre les processus de l’urbanisme opérationnels de divers pays, au moins à l’échelle européenne : autorités coordinatrices, règlements, politique foncière, opérateurs, etc. La commande d’architecture pour des bâtiments n’est pas examinée ici.
[2] La Scet, la ville,la vie 1955-1995, l’expérience d’un réseau 1996
[3] Le temps, le nombre, la ville, Groupe caisse des dépôts, 175 ans au service de la ville, Editions Carré, 1994.
[4] En particulier Jacques Lesourne et René Loué : L’analyse des décisions d’aménagement régional, et La gestion des villes, publiés tardivement (Bordas 1979 et 1985), mais utilisés bien avant en reprographiés.