Tous Urbains https://tousurbains.fr Wed, 24 Jul 2019 05:58:38 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.2.2 Hommage à Ludo https://tousurbains.fr/hommage-a-ludo/ Wed, 24 Jul 2019 05:58:36 +0000 https://tousurbains.fr/?p=532 Qui était Ludo ?

« Saint-Denis c’est la Basilique, le Stade de France et c’est Ludo ! » Voilà ce que l’on peut lire sur une fresque peinte par des graffeurs à la gare de Saint-Denis et qui contient son portrait. Mort en 2018, attachant, actif, bavard, toujours pressé, on le rencontrait partout, dans les rues, sur la place de l’Hôtel de Ville, sur le parvis de la gare, dans les manifestations. Pourquoi je parle de Ludo ? Parce que sa gentillesse un peu naïve faisait du bien à tout le monde. Il parlait à tous, sans tabou ni fausse pudeur, avec la même verve et, si vous étiez accroché par lui, il pouvait être difficile de poursuivre votre chemin. Personnage plus que personnalité, il faisait partie de la ville au même titre que la rue de la République, le marché ou l’histoire industrielle. Pour moi qui fus urbaniste de la transformation du centre-ville et du quartier de la gare dans les années 2000, il représentait l’humanité de Saint-Denis. A cette époque, nous avions moins tenté d’aménager que d’améliorer les espaces et les équipements au service de la vie locale, qui, comme on le sait, n’est pas, à Saint-Denis, toujours de tout repos. Mais c’est le charme parfois difficile de cette ville. Ludo rappelait s’il le fallait que les lieux sont faits pour être utilisés, usés même. Qu’ils sont le théâtre de palabres, d’échanges, de trafic parfois, d’enchantement de temps en temps.

Les lieux sont humains avant d’être urbains, monumentaux ou fonctionnels. Trois fois par semaine, trente mille personnes se rendent au marché que l’on appelle Marché du Monde. Il faut les accueillir, comme on accueille trois cents camions qui l’approvisionnent. Devant la Basilique, des écrans géants assurent la retransmission des grands évènements sportifs au Stade de France. Ils peuvent être regardés allongés sur des chaises longues parmi des centaines de spectateurs. Il fallait bien que la place soit piétonne pour cela. Un peu plus loin, rue de la République ou sur le parvis de la gare, des vendeurs à la sauvette vendent aux passants des produits volés. Ils jouent au chat et à la souris avec les agents de police et laissent sur place les cartons qui leur ont servi d’étals…

Lorsqu’il s’est agi d’améliorer les espaces du centre, le souci n’a pas été de faire œuvre esthétisante mais de répondre à cette complexité là. Comment ? Déjà en interrogeant ceux qui les pratiquent tous les jours : habitants, commerçants, techniciens de maintenance… Leurs points de vue dans leur diversité ont éclairé les choix quant aux usages étaient d’intérêt public et devaient être renforcés et ceux qui devaient être combattus, comme la vente de drogue, les dépôts d’ordures ou le stationnement gênant. De plus, tout le long des études, les propositions des concepteurs pour les places et les rues ont été analysées au regard des usages qu’elles induisaient et confrontées aux avis des utilisateurs. Les esquisses de départ ont évolué, se sont bonifiées, montrant que la qualité se mesure à l’adaptation aux modes de vie escomptés et non à une simple vision formelle.

Et Ludo en a usé des lieux ! A Saint-Denis, il avait un statut social exceptionnel, aussi singulier que mérité. Mais il avait aussi un statut professionnel car il était, me semble t’il, agent à la Mairie. Sollicité chaque fois qu’il fallait donner un coup de main ou agir en renfort, on le rencontrait dans les couloirs de l’administration, les bureaux des élus, celui du Maire…Ludo mérite un hommage aussi pour cette raison qu’il avait peu à faire des convenances. Sa simplicité même facilitait les relations entre tous, leur enlevait un peu de leur solennité. Et les collectivités ne sont pas si nombreuses qui acceptent d’effacer la distance entre pouvoir municipal et administrés. De la dizaine d’années passées à travailler pour Saint-Denis avec techniciens et habitants et élus, j’ai gardé le souvenir d’une ambiance à la fois ouverte, attentive et engagée. Il était alors possible et même recommandé de donner sa propre opinion. De plus, alors que l’implication publique se fait souvent à partir de documents incompréhensibles ou d’enjeux biaisés pour surtout limiter la discussion, l’on prenait bien soin de donner un maximum d’informations lisibles aux groupes d’habitants impliqués. Pourquoi ? Pour qu’ils soient en mesure de comprendre ce qui était en jeu et apportent ainsi une contribution éclairée. Une des conséquences ? Jadis envahis par les automobiles, les espaces du centre donnent à présent la priorité aux piétons et aux bus et sont libérés pour eux en dehors des heures de livraison. Or je n’avais pas pensé à cette hypothèse de fonctionnement. Elle est née lors des débats organisés pour que les publics s’imprègnent bien de ce qui était en jeu. Les élus ont alors pu l’intégrer comme une alternative crédible car elle répondait aux objectifs qu’ils s’étaient donnés au départ : « faire du centre un territoire attractif, dynamique, accueillant pour les dyonisiens et les visiteurs et apaisé pour les résidents ».

Souvent la complexité sociale et urbaine rebute. Cette période a montré que l’évolution vertueuse d’un site est possible dès lors que l’on mêle son propre savoir à celui des autres et que certaines conditions sont remplies. Elle témoigne aussi du sens qu’il y a à travailler pour une cité et ses habitants. Alors encore une fois merci Ludo !  

Jean-Pierre Charbonneau

 

 

 

 

 

 

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Voyage en pays catalan https://tousurbains.fr/voyage-en-pays-catalan/ Fri, 12 Jul 2019 17:59:09 +0000 https://tousurbains.fr/?p=526 Je n’étais jamais allé à Perpignan, ni en touriste, ni en urbaniste. Je n’avais donc de la ville que cette idée peu originale d’une cité du Sud, avec beaucoup de soleil, située entre France et Espagne et traversée par les migrations tant dans l’histoire que chaque été, en période estivale. Or l’occasion m’a été donnée d’y aller et même de m’y impliquer. Sollicité par la Métropole et son Maire-Président, Jean-Marc Pujol, j’ai joué le rôle de modérateur de trois journées organisées pour approfondir le projet de territoire, Terra Nostra.

Au gré des visites et des discussions, j’ai découvert un site au paysage et à la géographie exceptionnels, le long de la mer, au pied du Canigou, avec un arrière-pays agricole et viticole riche, empreint d’une histoire foisonnante : les cathares, la retirada…

J’y ai découvert la passion catalane, durant les débats auxquels a assisté durant les trois jours le sénateur, à égalité avec les autres participants. Vous connaissez beaucoup d’endroits où l’on peut ainsi parler sans contrainte ?

J’y ai découvert un site ayant fait des choix comme celui de l’énergie solaire ou éolienne, un attachement au pays, une ouverture vers l’extérieur. Des problèmes aussi comme la pauvreté d’une partie de la population, les risques liés aux inondations, l’omniprésence de la voiture, la fragilité du paysage, la rareté de l’eau…

L’ambition était vaste : approfondir un projet juste et sans concession pour la Métropole et, au-delà de la vision, rendre opérant le passage à l’acte en choisissant des priorités, des méthodes, des partenariats adaptés. La demande politique était qu’aucun sujet ne soit tabou. Trois thèmes avaient été retenus : identités au pluriel, développement territorial, accueil et bien-vivre. Les travaux, préparés par l’Agence d’Urbanisme et les services communautaires, servaient de base aux débats. Une des règles était que l’on débouche sur des propositions concrètes, faisables en un temps raisonnable et finançables.

Trois jours enthousiasmants et productifs.

De l’identité, dont les participants stimulés par les experts ont esquissé la silhouette, il n’est pas ressorti une image figée et excluante ou un concept abstrait mais plutôt le croisement, la juxtaposition de caractères multiples, parfois contradictoires. Elle emprunte aux modes de vie, au rapport à la géographie, à l’histoire d’un peuple situé entre ici et ailleurs et qui a vu les migrations se succéder. Elle est portée par une personnalité catalane qui mêle modestie, refus du bling-bling et pugnacité, ouverture vers le monde et ancrage au pays…D’autres caractères ont été évoqués qui dessinent une photographie complexe du territoire et de ceux qui l’occupent, de leur rapport à l’ailleurs. Passionnante réflexion collective, elle a été possible parce qu’il ne s’est pas agi de techniques urbaines mais de recherche de sens, de pertinence. Parce qu’il n’y a pas eu des « sachants » mais des accoucheurs, qui ont favorisé l’écoute des autres, l’expression de la parole, des contradictions. Dans ces conditions, élaborer un projet collectif à partir du terrain est possible et éveille l’envie d’une plus grande implication du public. Or le moment est approprié, quand l’identité est colonisée par l’agressivité au lieu d’être un patrimoine commun, évolutif, une force pour trouver ensemble des solutions.

Les réflexions sur le développement territorial ont conduit à préciser les domaines à prioriser -l’énergie renouvelable, la formation, un certain tourisme…-, les échelles de coopérations à mener, des villes d’Occitanie à la Catalogne. Elles ont pointé les atouts de la Métropole et ses fragilités, les sujets auxquels il fallait être attentif : l’agriculture, le bord de mer, la nature, l’eau… Le but est que le développement ne soit pas la banale reproduction de ce qui se fait ailleurs mais qu’il s’ancre dans les spécificités locales, se nourrisse de ses ressources notamment humaines. Il est aussi d’affronter les enjeux d’aujourd’hui : les risques, la pauvreté d’une partie de la population… A noter que les débats ont permis aux participants de mieux se familiariser avec l’échelle métropolitaine. Ils ont de plus montré l’interdépendance entre tous les thèmes et le développement ne peut se faire au détriment des qualités du territoire, lesquelles participent au bien-vivre. Comment alors accueillir les nouveaux arrivants quand la population augmente de 1% par an ? Il faut apporter des réponses qui prennent en compte les risques. On ne peut les ignorer (la carte qui les répertorie est édifiante) mais il faut les dépasser. Comment ? En engageant une évolution urbaine qui préserve les terrains inondables et leur donne un autre rôle, agricole ou paysager par exemple, au service du territoire et de ses habitants. Il a aussi été évoqué de concentrer les constructions autour des cœurs de villes et villages en y renforçant les services, y créant des espaces de détente, des jardins, en donnant plus de place aux piétons, aux vélos, plus d’efficacité aux transports publics : un projet en soi.

La mobilisation d’une centaine de personnes a été complexe car il s’agissait de quitter les postures critiques au profit d’attitudes d’écoute, de proposition puis de construction commune. Ce fut un grand moment professionnel d’interrogation du projet métropolitain afin qu’il intègre mieux singularités et changements, qu’il approfondisse certains sujets pouvant mener vers de nouvelles priorités… Ce fut aussi un grand moment humain de découverte de gens aussi attachants et passionnés que l’est leur territoire. A l’avenir, l’un des enjeux reste bien que les publics trouvent leur place dans cette exploration et que l’intelligence, la dispute parfois continuent à donner du sens aux réflexions et aux actes à conduire par la suite.

Jean-Pierre Charbonneau

Paris, le 11 juillet 2019

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Lutte des places* et chef coutumier https://tousurbains.fr/recits-dun-urbain-assume/ Mon, 08 Jul 2019 13:18:29 +0000 https://tousurbains.fr/?p=520

Se faire traiter de pute n’est pas agréable, recevoir un seau d’eau sur la tête non plus. C’est pourtant ce qui est devenu, depuis quelques temps, le lot quotidien de la rue dans laquelle j’habite depuis 15 ans.

A l’origine une rue normale, avec des voitures en circulation ou stationnées le long de trottoirs indigents. Quelques années plus tard, sous l’impulsion de riverains organisés en une association, « Arrgg », elle devient piétonne avec l’appui de la Mairie d’arrondissement, sans travaux lourds et coûteux, juste des extrémités fermées et peu à peu des plantations. Embellie, animée, elle accueille à présent passants, enfants se rendant à l’école, résidents, coiffeurs africains qui, aux beaux jours, s’installent devant leur magasin. 

Mais la vie urbaine est plus compliquée que cela. Durant un an, des SDF ont pris place sous le porche, à l’entrée, sur des matelas crasseux. Quelques mois plus tard, des migrants en ont fait leur lieu de vie improbable, y dormant à plus de vingt dans des conditions exécrables. Il y eut ensuite le SDF violent qui agressait femmes et enfants. Chaque fois nous avons cherché, avec d’autres, à résoudre cette équation insoluble : « comment conserver une ambiance correcte tout en répondant humainement à une situation difficile et qui nous dépasse ».

Nous en arrivons aux invectives et aux seaux d’eau.

Depuis plusieurs mois, le quartier est devenu un lieu de rencontre d’africains qui s’y retrouvent pour boire un verre, discuter : enfin faire ce qu’ils ont à faire en ville. Le porche en est un des « spots » qui sert de lieu de palabres. De pissotière aussi. De plus, dans cette rue très étroite, le niveau sonore est élevé, normal pour des jeunes qui discutent, insupportable pour ceux qui habitent ou travaillent aux premiers étages. Une ambiance délétère s’est alors peu à peu installée entre certains habitants exprimant fortement leur agacement et les « discuteurs ». D’autant que des bagarres répétées génèrent, la nuit, hurlements et sirènes de police qui vont avec.

Suite à un épisode particulièrement violent, il m’a semblé que les limites étaient atteintes : rien de positif ne pouvait advenir. Les gens, chacun dans leur droit dans l’espace public, ne se parlaient plus et la police elle-même ne pouvait rien. Les habitants et les utilisateurs d’une rue constituent une microsociété. Il ne va pas de soi que l’ambiance y soit acceptable. Je suis président de Arrgg et ai donc le contact avec les différents groupes. J’ai donc proposé que l’on se donne tous rendez-vous le lendemain soir, avec cette conviction, acquise durant une longue carrière d’urbaniste, qu’il faut que les gens se parlent.

Le lendemain, à 19h, la partie « résidents et commerçants » était là. La partie jeunes africains, dispersée, allait-elle venir ? Il a fallu aller en chercher quelques-uns puis d’autres sont venus. J’ai rappelé que le but était de dire ce que l’on avait sur le cœur mais aussi d’écouter les autres et, tous étant concernés, de trouver des solutions ensemble. La discussion a été vive, y compris entre ceux qui s’étaient envoyé des noms d’oiseaux. Peu à peu le ton s’est adouci, les paroles se sont apaisées. A la fin, j’ai proposé plusieurs conclusions ressortant des échanges et qui ont été acceptées par tous.

La première était que l’on devait se parler avec respect. Les excès verbaux sont en effet souvent venus du sentiment d’un manque de considération. La deuxième prenait acte que nous étions tous utilisateurs de la rue, résidents ou non, et donc responsables de son ambiance. Chacun devait donc agir afin d’en garantir la qualité, en être un défenseur au sens civique du terme. Bien des propos furent tenus et tout n’est pas réglé. Ce n’est qu’un épisode dans la vie d’une rue et d’une société urbaine. Mais un armistice a été signé dans la lutte des places, un terrain de discussion a été constitué qui devra être réactivé régulièrement. Un premier rendez-vous a été donné après les vacances pour un pot commun.

En partant, un résident m’a dit : « Te voilà maintenant chef coutumier de la rue…»

Jean-Pierre Charbonneau

Paris le 5 juillet 2019

*Voir l’ouvrage de Michel Lussault : « De la lutte des classes à la lutte des places », Grasset 2009.

 

 

 

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Bueno Aires https://tousurbains.fr/bueno-aires/ Tue, 02 Jul 2019 11:42:31 +0000 https://tousurbains.fr/?p=475
Buenos Aires: une évidence urbaine

Deux semaines à Buenos Aires où je n’étais pas venu depuis plus de vingt ans. Et tout le monde me dit : «  oh vous devez trouver que cela a bien changé. »

Eh bien non, je trouve que cela n’a pas beaucoup changé.

Bien sûr le nombre d’immeubles élevés qui ont remplacé des maisons basses a augmenté, ils étaient l’exception, ils sont la majorité .

Bien sûr, au sud du port, des terrains en friches se sont aujourd’hui construits. À Porto Madero, un quartier de logements de bon standing se glisse entre la réserve écologique et le canal, tournant définitivement le dos au Rio de la Plata. En face, au-delà du canal et des docks soigneusement réhabilités pour accueillir bars, restaurants et bureaux , un nouveau quartier d’affaires dresse à plus de 15 étages ses murs-rideaux sophistiqués. Des quartiers autrefois populaires accueillent les classes créatives ; la mondialisation est là.

Pourtant la ville reste étonnamment semblable à elle-même, ce qui me semble dû à la rencontre de trois facteurs :

  • d’abord la permanence des tracés qui depuis la cuadricula coloniale occupent un vaste territoire unifié auquel les aménagements monumentaux du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont donné une ampleur nouvelle ;
  • le maintien dans de nombreux quartiers d’un commerce de rue dont nous n’avons plus l’idée, petites boutiques, supérettes, café-restaurant dans les angles, librairies groupées sur l’avenue Corrientes, tissus de déguisement sur Lavalle, vêtements on peu plus loin…
  • et juste à côté, dans d’anciennes boutiques ou au rez-de-chaussée d’immeubles récents, toute sorte de services du plus sophistiqué qui mélange philosophie du bien-être et musculation, aux boutiques-ateliers de réparation. Dans un pays touché par des difficultés économiques endémiques (inflation notamment) on ne jette pas, on répare, et on répare au pied de chez vous. Et cela vous apparaît soudain comme un exemple, une évidence à laquelle nous ne savons pas ici, donner sa place.

Je ne parle pas de la profusion des librairies, des théâtres, ni du tango

Ajoutez à tout cela la générosité de la végétation, surprenante pour un oeil parisien

Philippe Panerai

 

 

 

 

 

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Les gilets jaunes : une série en mal de carnavalesque https://tousurbains.fr/__trashed/ Sun, 30 Jun 2019 13:28:20 +0000 https://tousurbains.fr/?p=421 Le carnaval est un art de renverser le haut et le bas… Le temps d’une fête. Soit un sens de la drôlerie qui manque à la série que nous jouent les gilets jaunes avec leur appel répétitif à la démission de Macron. À défaut, on peut regarder la série Les Tuche montrant une famille ch’ti installée à l’Élysée.

Alors que Notre-Dame de Paris, ce symbole médiéval, religieux et hugolien, a failli disparaître dans les flammes ce 15 avril 2019, les fans de la série Game of thronesdécouvraient le premier épisode de la dernière année de leur série culte. Une série dont la vision médiévale et gothique évoque un univers menacé par des marcheurs blancs, des cohortes de zombies, et par les guerres que se livrent les seigneurs de sept royaumes pour conquérir le Trône de Fer. Quoi qu’il en soit des consonances entre notre époque et le Moyen Âge, l’imaginaire des séries mondialisées ne connaît pas par hasard des succès commerciaux qui dépassent toutes les prévisions, leur imaginaire scénarisé faisant écho aux incertitudes de notre histoire planétaire.

Cette entrée en matière autorise à observer d’un peu plus près « la série française » à succès que représentent « les gilets jaunes ». Voilà un scénario, live et non fictif, dont la recette consiste à réunir des adeptes qui, tous les samedis, se déplacent grâce à des portables qui les mettent en réseau et géolocalisent des itinéraires destinés à tromper des policiers aux allures de Robocop. Reste que cette série répétitive et improvisée, qui n’est pas loin d’atteindre son trentième épisode et reste soutenue – si l’on en croit les sondages – par l’opinion publique, donne l’impression de ne pas pouvoir atteindre une dimension carnavalesque. « La culture populaire “carnavalesque” n’est pas une formule creuse, affirmait à raison Serge Daney, elle se traduit par des formules absolument contradictoires. Soit l’idolâtrie du fan-club, la consommation érotique des icônes, le mimétisme fou, la transe identitaire. Soit une très violente dérision. Exagération infantile, goût du bidon et du truqué… »

Cette culture carnavalesque, qui n’est pas sans lien avec un type d’urbanité qui n’a pas disparu dans certaines villes (villes du nord de la France, villes italiennes comme Sienne ou Florence, villes du Brésil mais pas uniquement celles du carnaval pour touristes, villes du nordeste et d’ailleurs, Barranquilla la capitale du Carnaval en Colombie…), consiste à retourner les places sociales et les assignations culturelles. Elle renverse le haut en bas, elle fait du petit un grand, le prince se déguise pour devenir le serviteur et inversement. Or ce renversement carnavalesque ne fonctionne pas dans le cas de la série réelle à la française. Comme si l’on ne pouvait que couper la tête du roi (« Macron démission… » est un slogan répétitif qui fragilise la série) et ne pas vouloir prendre un masque pour prendre sa place comme tout fou du roi. Cela signifie-t-il que le carnavalesque est le propre des sociétés qui demeurent profondément hiérarchiques, ce que suggère à raison Roberto da Matta dans le cas du Brésil ? Cela est-il lié à l’égalitarisme démocratique où la passion égalitaire empêche que l’on crée des grands théâtres urbains où les « moins que rien » peuvent prendre momentanément la place de ceux qui occupent le pouvoir ?

À ces questions je n’ai pas d’autre réponse que la série des Tuche, une série de trois films, où les scénaristes, avisés et malins, racontent successivement la virée des Tuche, une famille ch’ti du nord, à Monaco, aux États-Unis et à l’Élysée (il fallait y penser !). Dans les premiers films, ils avaient gagné grâce à la loterie de quoi se payer de « fabuleuses et délirantes » virées, mais dans le troisième, le père Tuche s’ennuie tellement dans sa banlieue nordique « version gilet jaune avant l’heure » qu’il décide en famille de se présenter aux élections présidentielles. Vainqueur, il s’installe à l’Élysée où il occupe avant l’heure la place d’Emmanuel Macron. Mais le voilà vite atteint au Château par l’ennui qui confine et la déprime de la représentation publique. Cette série fictive, populaire et carnavalesque à sa manière, racontait sans le savoir une variante de l’histoire des gilets jaunes avant que la série réelle n’apparaisse.

Coup de génie de professionnels de l’imaginaire, ces trois films ont connu un immense succès d’audience auprès de ceux qui devaient devenir les futurs gilets jaunes. Mais, information prise autour de moi, de toutes les plumes pseudo-savantes ou journalistiques qui ont commenté à profusion le mouvement des gilets jaunes, je ne connais quasiment personne qui ait vu l’un ou l’autre de ces films populaires à succès (des millions d’entrées). C’est bien là que réside le décalage entre le haut et le bas, c’est pourquoi les enquêtes montrent que les gilets jaunes n’ont aucun accès (qu’ils le cherchent ou non n’est pas la question) aux institutions culturelles en tous genres (musées, bibliothèques, théâtres…) que la politique culturelle publique met à leur disposition. Pour que le carnavalesque fonctionne, comme c’est le cas dans la remarquable série télévisée de Bruno Dumont Coin-Coin, il faut que les gens du haut fraient avec ou sans masque avec ceux du bas et réciproquement. Autrement, on se retrouve à la télé autour de Cyril Hanouna pour parler en rigolant des gilets jaunes pendant que les élites courent derrière eux pour essayer de les comprendre. Ce qui est regrettable puisque la dimension urbaine de ce phénomène, un carnaval impossible, est indubitable.

Olivier Mongin

 

 

 

 

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Tous Urbains n°26 – La ville et le territoire : connectivité versus centralité https://tousurbains.fr/tous-urbains-n26-la-ville-et-le-territoire-connectivite-versus-centralite/ Wed, 26 Jun 2019 17:41:09 +0000 https://tousurbains.fr/?p=422 Ce numéro 26, le second de l’année 2019, arrive à la veille des vacances. Le titre du dossier qui lui donne sa couleur est assez général : La ville et le territoire, mais ajoute un accent particulier : connectivité versus centralité, auquel on pourrait presque ajouter un point d’interrogation. C’est en effet une manière de questionner la nature de la ville aujourd’hui, de nous demander si les représentations courantes que nous en avons correspondent à la réalité ou ne sont plus que le souvenir d’une ville qui a disparu.

Henri Lefebvre, fervent partisan de la centralité comme lieu d’une vie urbaine populaire, ludique et politique, revendiquait pour tous, il y a 50 ans, le droit à la ville. Mais il ajoutait, avec une sorte de pessimisme, que les tendances de l’urbanisation poussaient à dissoudre la ville dans un urbain généralisé allant de pair avec une fragmentation de la société.

On peut penser, à voir le paysage actuel du territoire urbanisé, que ce regard ne manquait pas de lucidité. Et un demi-siècle plus tard, l’aventure des gilets jaunes auquel le gouvernement ne donnait pas trois mois d’existence se prolonge et bouscule la vie politique d’une manière encore inimaginable l’été dernier. Analyses, perspectives et priorités s’en trouvent changées.

Le constat de cette situation qui perdure a conduit Tous urbains à réaliser un dossier qui est moins ouvert à des contributeurs extérieurs que d’habitude. Cette décision correspond à une volonté de s’expliquer entre nous en partant du constat que si un intérêt pour la ville et ses évolutions actuelles nous rassemble, les conclusions que chacun peut en tirer ne sont pas identiques et que la dispute de nos points de vue pourrait être une façon de sortir du non-dit et d’affirmer l’existence de positions différentes, voire divergentes, enrichissante pour tous à condition d’en argumenter les raisons tout en évitant l’anathème. Ouvert ici avec ce dossier, le débat n’est qu’esquissé ; il se poursuivra sur le site à partir de l’été.

En attendant, le monde incertain continue à hoqueter. Là un Brexit qui n’en finit pas dans une Europe divisée et tiraillée ; au sud, une Algérie éprise de changement qui gagne symboliquement la première manche ; au Moyen-Orient, des orientations inquiétantes pour la paix ou la démocratie, d’un côté on parle d’annexer des territoires palestiniens, repoussant ainsi la perspective d’un règlement du conflit, plus loin on rétablit la charia… À son habitude, Trump poursuit ses rodomontades, le Brésil s’enfonce, la Chine imperturbable continue sa croissance, à Paris la cathédrale Notre-Dame s’enflamme et perd sa toiture presque millénaire.

Si ce numéro 26 se concentre sur le territoire national et ses fractures, le prochain justement traitera de la Chine dans un numéro double en partenariat avec l’École urbaine de Lyon. Occasion de réfléchir sur les villes et les campagnes de la seconde économie mondiale qui n’est plus seulement « l’usine du monde » mais talonne aujourd’hui l’occident dans l’intelligence artificielle et les technologies les plus sophistiquées. Occasion de s’interroger sur un pays qui, en traçant son chemin en conciliant capitalisme d’État et pouvoir autoritaire, représente la stabilité et la croissance dans un monde désorienté.

Dans son introduction à L’Âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle, Éric Hobsbaum notait que le développement de la démocratie avait constitué un fait relativement récent et que son maintien comme idéal mondial n’était pas assuré.

Enfin, je ne voudrais pas terminer cette ouverture sans évoquer la disparition d’Agnès Varda, survenue au moment où nous mettions en forme ce numéro. Et le souvenir qu’a été pour un jeune architecte la sortie de Daguerréotypes, témoignage émouvant d’une vie urbaine qui n’existe plus.

Philippe Panerai

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Urbanisme opérationnel, budgets d’étude et donneurs d’ordre : un survol sur longue période https://tousurbains.fr/les-gilets-jaunes-une-serie-en-mal-de-carnavalesque/ Tue, 25 Jun 2019 17:43:49 +0000 https://tousurbains.fr/?p=427

Urbanisme opérationnel, budgets d’étude et donneurs d’ordre : un survol sur longue période[1]J

L’histoire des villes laisse des traces, mais elle a peu de chroniqueurs précis : l’urbanisme opérationnel (aménagements fonciers et constructions, avec leur environnement réglementaire) manque de mémoire. Or on ne peut oublier que l’urbanisation universelle donne naissance à des politiques et des résultats fort divers, selon les pays et les époques. Soit par exemple la Scet (Société centrale d’équipement du territoire), filiale de la Caisse des Dépôts, avec son réseau de sociétés d’économie mixte. La Scet, est, comme son nom l’indique, à l’origine d’une part significative et probablement majoritaire des ZUP (aujourd’hui les « Banlieues ») et grandes zones industrielles des années 50 à 70 du siècle dernier. C’est dire le poids de son histoire et de ses pratiques dans le paysage physique et politique d’aujourd’hui. Mais, dès 1995, quand la société a commémoré ses 40 ans, il a fallu constater que les archives de ses réalisations étaient dispersées ou détruites. Et par conséquent l’ouvrage consacré à cet anniversaire[2] a dû reconstituer imparfaitement une documentation. Autrement dit, ce qui suit appartient largement à une tradition orale, exposée à la fantaisie et à la posture professionnelle et sociale des gens qui la transmettent, celle de l’auteur de l’article pour commencer. Et sur ce qui se passe au-delà des frontières françaises, ne disposons que de lucarnes, échanges personnels, missions d’études, tambourinage de grands projets : les peuplades professionnelles échangent peu.

Commande publique : compétences internes et consultants privés

Dans la période 1955-1975 (à peu près), il reste néanmoins assuré que nos villes ont connu des extensions massives et autoritaires, portées par une croissance démographique, une industrialisation et un exode rural accélérés, complétée par une politique ambitieuse de grands équipements. Les campagnes aussi ont été remodelées par le remembrement et la concentration des structures agricoles.

Par conséquent l’Etat a mis en place des services d’études, de planification et de maîtrise d’ouvrage : dans les ministères techniques de l’après-guerre, puis après 1966 dans les grands ministères de l’Equipement et de l’Agriculture (territoire rural), et dans d’innombrables directions départementales, missions, établissements publics, organisations régionales d’études (Oréam) issues d’eux et de la Datar (Délégation à l’action régionale et à l’aménagement du territoire, elle-même créée en 1963).

A ces structures strictement publiques s’ajoutaient les sociétés opérationnelles de la Caisse des Dépôts (Scic, Scet, etc.). Puis venaient de grands bureaux d’étude pluridisciplinaires à statut privé (quoique souvent à capitaux publics), chargés de produire des doctrines, des documents de planification et des avant-projets : notamment le Groupe Caisse des dépôts[3] (Sedes, Béture, etc.) ou Métra international (Otam, Oth, Otu, etc.). Les principaux employaient des centaines de personnes et faisaient leur marché pour l’année à venir, hors de toute mise en concurrence, en visitant à l’automne une dizaine de fonctionnaires dans quelques ministères.

Enfin quelques très grandes agences d’architecture concevaient et pilotaient les travaux des grands ensembles d’habitation et des équipements liés, avec une volonté proclamée d’industrialiser ces tâches et de gagner en productivité.

Il s’agissait donc d’institutions d’Etat, ou entièrement dépendantes de lui, mises en place pour appliquer une politique d’urbanisation et d’aménagement du territoire accélérée, fonctionnaliste et « moderne », dotée de modes d’emploi[4]. A la même époque, il n’est guère qu’en Europe de l’Est qu’on trouvait une organisation aussi intégrée et centralisée.

A partir de 1970, les urgences sont devenues moindres, tandis qu’enflaient les critiques sur les résultats de cette politique. Le coup d’arrêt le plus symbolique est sans doute venu de la « circulaire Guichard », en 1973, qui interdisait la création de nouveaux ensembles de plus de 500 logements sociaux. Puis les lois de décentralisation de 1982 et 1983 ont déplacé vers les collectivités locales la responsabilité de l’urbanisme. Les commandes de l’Etat ont diminué, jusqu’à devenir marginales aujourd’hui. Le Groupe Caisse des Dépôts s’est principalement cantonné dans un rôle de maître d’ouvrage des collectivités, via les SEM de son réseau (on ne parle pas ici des ses filiales promotion).

Cependant des années ont été nécessaires aux collectivités pour se doter de services structurés et pour prendre l’habitude de faire appel à des consultants. Les effets les plus visibles du renouveau sont venus de grands projets de centre-ville, incarnés par de grands concours après 1988 (Sextius Mirabeau à Aix, Euralille, Seine Rive Gauche, etc.), et par les programmes de la Politique de la Ville (quoique ceux-ci restent largement impulsés par l’Etat). Toutes ces initiatives impliquaient un zonage précis des interventions.

Les grands projets ont fait émerger quelques architectes/urbanistes stars, ont marié des couples maire/architecte parfois tumultueux et fugaces, mais n’ont jamais représenté qu’un très faible pourcentage de la construction en France. Néanmoins ils ont fait école dans l’ingénierie urbaine issue d’une commande publique, jusqu’à aujourd’hui : quel que soit le problème posé, dès l’amont du projet l’équipe d’étude est ordinairement menée par un futur maître d’œuvre de travaux, architecte ou paysagiste, appuyés par des bureaux d’étude technique.

Cela donne du lustre à des urbanistes qui dessinent (architectes ou paysagistes) par comparaison avec ceux qui écrivent (sociologues, monteurs d’opérations, etc.), ou qui comptent (économistes, programmistes). Et cela déplace les rémunérations des consultants (donc leur rentabilité) vers les phases de réalisation (les honoraires de maîtrise d’œuvre) au détriment des études préalables. Dans l’enquête de 2003 citée plus haut (note 1), sur une quinzaine de projets importants, nous avions établi que le coût de ces études préalables n’atteignait jamais 0.5% des investissements attendus sur les sites concernés (aménagement + bâtiments). C’est faible, par rapport aux enjeux et tout simplement aux pratiques d’autres branches de l’économie productive. C’est pourtant à ce stade que se prennent les décisions cruciales : périmètre, programme, phasage, etc.

Encore s’agit-il là de projets prioritaires bien identifiés. Reste le tout venant des études urbaines, définitions de stratégies ou élaboration de documents réglementaires par exemple, la situation actuelle est moins lisible. Du côté des commanditaires, les collectivités locales cherchent leurs marques. Les chevauchements de compétences sont fréquents, alourdissant la maîtrise d’ouvrage urbaine. Il n’est pas rare de croiser plusieurs études sur le même thème à la même époque, chacune financée par un étage du millefeuille territorial. Les intercommunalités, notamment, héritent lentement des principales responsabilités de l’urbanisme. Mais dans bien des cas leur légitimité reste faible, et leur territoire encore instable, ce qui modère naturellement leurs initiatives. C’est tout l’urbanisme au quotidien qui est ainsi négligé, notamment dans les petites communes. Les grands territoires périurbains sont entre autres oubliés, alors que leur population augmente formidablement.

La reconstitution d’une ingénierie interne n’est guère à l’ordre du jour, contrairement à ce qui peut se passer par exemple en Angleterre. Des organismes publics ou para publics périphériques (Agences d’urbanisme, établissements publics fonciers, sociétés d’aménagement, etc.) disposent de ressources, mais pas partout ni sur tous les sujets. Pressée par des contraintes budgétaires, la commande publique s’émiette donc en petits contrats, associés à des mises en concurrence très procédurières, pour des prestataires atomisés et en particulier peu capables d’exporter (nous parlons toujours d’urbanisme, pas d’architecture). En pratique, sur longue période, on assiste à une érosion des tarifs des consultants, qui depuis les années 80 ne sont protégés par aucun barème, contrairement à d’autres pays (Suisse ou Allemagne).

Commande privée

On conviendra sans méchanceté que les produits immobiliers des opérateurs privés français (promoteurs et pavillonneurs, pour le logement) obéissent à des logiques routinières. Cause et conséquence à la fois, leur marketing urbain est peu sophistiqué, beaucoup moins par exemple que celui de leurs homologues britanniques ou américains. Cela se réduit souvent à un examen rétrospectif de ce qui s’est déjà vendu dans un marché local. Du reste le bruit de fond médiatique fait de la construction neuve une priorité d’intérêt général, souffrant hélas de contraintes financières, sans que soit évoqué un défaut d’imagination. Dans ce contexte, les études programmes privés de recherches et développement restent timorés et faiblement financés, surtout lorsqu’il s’agit de projets urbains complexes.

Il est à cela des raisons économiques de fond. L’urbanisme opérationnel implique des anticipations et des prises de risques à long terme : le succès (ou l’échec) d’une opération d’aménagement ambitieuse s’établit que sur plusieurs décennies. Le non spécialiste pensera aux réalisations du Paris haussmannien, ou aux villes nouvelles des années 70. Ces délais ne sont guère du gout des entreprises privées ou plutôt de leurs financiers, surtout dans la conjoncture actuelle. Tandis qu’une simple promotion immobilière, même ambitieuse, se dénoue le plus souvent en moins de cinq ans (c’est déjà long). Par ailleurs, si les acteurs privés sont affranchis des échéances électorales, ils ne peuvent conduire de projets d’envergure sans le soutien des élus.

Mais il existe aussi des investisseurs qui, non seulement peuvent, mais doivent penser à l’avenir lointain. C’est notamment le cas des fonds de pension, gestionnaires des cotisations de retraites par capitalisation. Actionnaires féroces dans le court terme, comme on sait, ils doivent aussi constituer des portefeuilles de valeurs stables, dont des biens immobiliers et fonciers. Il est donc naturel que des « développeurs urbains » privés, maître d’ouvrage d’opérations complexes (parfois jusqu’à la ville nouvelle) aient apparu dans des pays où les retraites par capitalisation pèsent lourd : Etats Unis, Grande Bretagne ou Pays Bas par exemple. Ils intègrent les rôles d’aménageurs et de constructeurs, et gardent le plus souvent en propriété durable une partie des réalisations, centre commerciaux, bureaux ou logements locatifs. Cela constitue à la longue des références, avec des compétences, d’ailleurs pas sans échecs économiques et sociaux. En France, des grandes sociétés foncières sont ainsi branchées sur des fonds étrangers, mais n’ont pas cette expérience. Elle se cantonne plutôt à des ensembles immobiliers spécialisés, centres commerciaux, tours de bureaux, etc., laissant çà la sphère publique l’initiative des projets d’ensemble.

Néanmoins la tentation démange actuellement certains. Nous évoquons dans ce numéro, les structures intégrées de la Sncf et de la Ratp, déjà anciennes. Nous voyons les collectivités proposer aux opérateurs des appels à projet sur des sites à transformer, en laissant aux lauréat le libre choix de leur programme et de leurs architectes : on a vu ainsi s’emboiter « Réinventer Paris », puis « la Métropole du Grand Paris », puis « la Seine ». Le projet Europa City à Gonesse (93), initié par le Groupe Auchan, fait sensation et parfois scandale. Un peu partout émergent des projets urbains partenariaux (PUP), où les propriétaires de grands fonciers maîtrisent la transformation sous de conditions fixées par la collectivité.

Passons sur la légitimité du profit en la matière. Faut-il en conclure à la généralisation de ces procédures, et à la financiarisation radicale de la fabrique urbaine ? D’abord aucun projet privé n’est à la mesure d’une politique de développement régional. Tous par conséquent s’insèrent dans des marchés immobiliers potentiellement porteurs, principalement en Ile de France: les « zones tendues », moins de 10% du territoire et d’1/3 de la population française. Ensuite, pour qui a fréquenté les développeurs américains, anglais ou hollandais, un savoir faire reste à créer dans notre pays, qui ne peut se contenter de cas ponctuels.

Enfin on ne peut omettre l’histoire longue de l’urbanisme privé en France. Sans remonter plus haut, entre 1950 et 1970, nous avons connu des réalisations parfois réussies de cités jardins ou lacustres, en opposition avec les quartiers barres et tours édifiés au même moment : Maurepas et Villepreux (78) à l’initiative de Jacques Riboud, et Port Grimaud avec François Spoerri. Cela n’a guère fait école, faute de capitaux notamment. L’auteur de ces lignes peut en témoigner, pour avoir plaidé en faveur de cités jardins dans les années 70 et 80.

Est venue ensuite dans les années 80, une période de flambée des prix fonciers, surtout il est vrai dans l’agglomération parisienne et le midi méditerranéen. Les grands groupes bancaires et BTP ont alors créé leurs ensembliers urbains, dont la vocation la plus explicite était de fabriquer des terrains à bâtir pour leurs promoteurs, et accessoirement de proposer des services comme le chauffage ou la maintenance. Ces équipes ont été liquidées après la crise immobilière de 1991-92. Après 2000, les développeurs hollandais, déjà cités, ont fait des incursions en France, d’ailleurs assez mal accueillis par les collectivités. Ils ont plié bagage, à la suite de la crise de 2008. On voit donc que la poussée d’aujourd’hui n’est pas une nouveauté, et qu’elle ne s’appuie guère sur une pratique de longue haleine. Peut-on lui prédire une longue vie ? C’est à voir.

Cumul et transmission des savoirs ?

Personne ne songe à regretter l’urbanisme caporalisé des années 60. Tout de même, on peut reconnaître qu’elles avaient son corps de doctrine, ses études fondatrices, ses outils et méthodes, et son efficacité pratique. Dans la situation actuelle, une commande émiettée rencontre des prestataires atomisés. Les démarches de projet sont beaucoup plus tâtonnantes.

La remarque ne s’arrête pas au jeu de l’offre/demande d’études. Les instituts de recherche sont loin de l’opérationnel, certains domaines, comme l’économie urbaine, étant particulièrement mal servis. Les formations professionnelles se rassemblent dans des Ecoles Urbaines, mais émergent seulement d’un état de grande dispersion, dont la coupure entre écoles d’architecture et université est un signe. Les lieux de débat et les médias professionnels sont rares, ou dans des chapelles fermées. Des grands éditeurs ont abandonné leurs collections d’urbanisme, qui accueillaient des théoriciens et des praticiens, dans une ambiance souvent polémique. les connaissances partagées et le niveau apparent des savoir-faire ont baissé. Beaucoup de revues (pas Tous Urbains) ne survivent que grâce à l’appui de grandes institutions. On peut voir aussi dans cette situation un effet des passions françaises pour les statuts professionnels cloisonnés (enseignant, chercheurs, consultant privé). Autrement dit, la mise en commun des expériences et l’accumulation des savoirs restent à organiser. Espérons que cet article et son dossier auront contribué à poser le problème.

Jean-Michel Roux


[1] Cet article puise notamment dans une enquête effectuée par la Scet pour les Ministère du logement (Les études urbaines, budgets disponibles, prix de revient des consultants, 2003, direction JM Roux), souvent reprise dans des revues professionnelles, mais à ma connaissance jamais actualisée. J’ajoute les enseignements de missions ou voyages d’étude hors de France. Mais il faut regretter l’absence de comparaisons systématiques entre les processus de l’urbanisme opérationnels de divers pays, au moins à l’échelle européenne : autorités coordinatrices, règlements, politique foncière, opérateurs, etc. La commande d’architecture pour des bâtiments n’est pas examinée ici.

[2] La Scet, la ville,la vie 1955-1995, l’expérience d’un réseau 1996

[3] Le temps, le nombre, la ville, Groupe caisse des dépôts, 175 ans au service de la ville, Editions Carré, 1994.

[4] En particulier Jacques Lesourne et René Loué : L’analyse des décisions d’aménagement régional, et La gestion des villes, publiés tardivement (Bordas 1979 et 1985), mais utilisés bien avant en reprographiés.













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Tous Urbains n°25 – Études urbaines : commande publique, commande privée https://tousurbains.fr/tous-urbains-n25-etudes-urbaines-commande-publique-commande-privee/ Tue, 25 Jun 2019 17:15:26 +0000 https://tousurbains.fr/?p=417 En ces temps troublés

Première livraison de 2019, ce numéro 25, achevé en janvier, est d’abord l’occasion de vous présenter à tous, chers lecteurs, nos meilleurs vœux pour la nouvelle année. Et n’y voyez pas seulement une formule rituelle – le rite ne serait-il pas d’ailleurs une manière de ne pas oublier – mais un souhait sincère dans un monde troublé.

Oui, la septième année d’existence de notre revue s’ouvre dans un monde troublé. La mondialisation qui s’avance inexorablement sans qu’on n’ait guère trouvé de contrepoids à une financiarisation généralisée de l’économie soulève des inquiétudes et des réactions. L’inquiétude suscite le repli sur soi et l’apparition de gouvernements autoritaires et populistes dans des pays pourtant réputés démocratiques aussi bien en Europe qu’en Amérique (nord et sud) ; l’occident voit s’amenuiser la prééminence que lui avait donnée la colonisation sans avoir su profiter de l’avancée scientifique et technologique qui l’avait accompagné ; la démocratie semble hésiter, prise comme dans un étau entre l’impudeur des puissants et le populisme qui se nourrit des difficultés des plus démunis. À New York, nous révèle un grand quotidien du soir, le fondateur d’un fonds spéculatif vient de s’offrir un pied à terre de plus de 2 000 m2 avec vue sur Central Park pour 238 millions de dollars (210 millions d’euros). Une nouvelle caste mondialisée s’est constituée, déconnectée de la vie réelle, et insouciante. Et aucun signe, ici ou là, ne semble annoncer une prise de conscience qui conduirait à une nouvelle nuit du 4 août et à l’abandon (au moins partiel) de ses privilèges. L’écart continue de s’accroître. Les paradis fiscaux continuent de fleurir, certains jusqu’au cœur même de l’Europe qui se dit vertueuse. Tout va très bien madame la marquise…

En France, les gilets jaunes continuent d’occuper les ronds-points et les esprits. Ils occupent également une place non négligeable parmi les éditos de ce numéro et sont par ailleurs présents sur notre site. Cette présence obsédante n’est que la traduction des questions qu’ils nous posent car de la manière dont se conclura leur action dépend sans aucun doute l’avenir du pays. Et la crédibilité de son président se joue à sa capacité à rechercher l’apaisement plutôt que d’attendre l’épuisement.

À la suite des éditos, ce numéro 25 propose un entretien avec l’anthropologue Tamatoa Bambridge qui nous parle de la Polynésie et conclut par le souhait de voir « mieux adaptées les politiques aux besoins et aux attentes réelles des populations et des territoires ». Toute ressemblance avec des évènements récents ne serait que…

Le numéro s’achève avec un dossier « études urbaines, commande publique/commande privée » qui n’est pas étranger aux réflexions engagées dans le numéro 24 sur les formations en urbanisme face aux nouvelles demandes (« Les métiers de l’urbanisme sous tensions »), ce qui nous ramène encore à l’aménagement du territoire : centres et périphéries, autoroutes, ronds-points et… gilets jaunes.

Le numéro 26 qui suivra reprend la même question sous un autre angle : voyons-nous aujourd’hui les flux prendre le pas sur les lieux et la connectivité prendre davantage d’importance que la centralité ? Il est l’occasion de préciser comment nous pensons aujourd’hui ces notions et si ce changement a des conséquences sur nos manières d’envisager les actions d’aménagement. Il nous pousse à regarder avec un œil neuf ce que nous appelons des infrastructures, des autoroutes au TGV, d’internet aux data centers. Il devrait logiquement vous parvenir au printemps.

Le numéro suivant, qui sera élaboré conjointement avec l’École urbaine de Lyon, sera un numéro double, 27-28, construit autour d’un dossier substantiel consacré à la Chine. On se souvient que 2018 avait consacré un dossier aux « Nouvelles routes de la soie », interrogeant ainsi les stratégies de la Chine pour redéfinir son rôle dans une économie mondialisée. Dans le futur dossier qui a fait l’objet d’un premier comité de rédaction commun tenu à Lyon fin janvier*, nous nous concentrerons sur la Chine elle-même, le pays le plus peuplé de la planète, saisi à partir de plusieurs angles : territoire et urbanisation ; la question du nombre ; démographie, démocratie et gouvernance ; préoccupations patrimoniales et inquiétudes environnementales…

Outre les dossiers qui donnent à chaque numéro leur personnalité, Tous urbains continue à alterner des entretiens en relation directe avec le thème du dossier tandis que d’autres font référence à diverses questions qui traversent notre société urbaine. Ainsi, l’entretien avec Jean- Pierre Duport préfigurait d’une certaine manière les questions de ce numéro-ci sur l’évolution de la commande tandis que celui avec Joan Busquets était directement relié au thème de la formation en urbanisme qu’il éclairait d’une expérience double à Barcelone puis à Harvard. Celui présenté ici avec l’anthropologue Tamatoa Bambridge nous conduit en Polynésie ; il suggère d’ouvrir la question de notre territoire national face à notre histoire coloniale et constitue de ce fait un appel pour de futurs dossiers.

Comme nous l’avions annoncé, la mise en route du site tousurbains.com qui nous permet de réagir plus rapidement aux faits de l’actualité et d’échapper aux contraintes du format nous a conduit à y transférer la rubrique lecture créée en 2017. Elle comprendra notamment le compte rendu de trois ouvrages : Rémy Ailleret, Poétique de la ville, urbanisme et architecture, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2018 ; Chantal Callais, L’échoppe de Bordeaux, Bordeaux, La geste, 2018 ; Christian de Portzamparc et Philip Jodidio, Portzamparc buildings, New York,
Rizzoli, imprimé en 2017 mais sorti en 2018 à l’occasion de la remise à l’architecte du Premium imperiale à Tokio.

Ainsi, à l’automne, avec le numéro sur la Chine, s’achèvera l’année 2019. L’année 2020 inaugurera une nouvelle décennie et nous entraînera vers de nouvelles aventures.

Enfin, toutes nos excuses en ce qui concerne dans notre dernier numéro l’établissement de rattachement de Frank Dorso mentionné par erreur, il s’agit de École d’urbanisme de Paris et rien d’autre.

Philippe Panerai

* Le comité de rédaction du n° 27-28 s’est tenu à Lyon dans le cadre du festival de l’École urbaine qui s’est déroulé du 24 au 31 janvier, dans les Halles du Faubourg autour du thème de l’anthropocène. Tous urbains participait également à ce festival par sa présence dans la librairie et une présentation-débat autour du numéro 24 : « les métiers de l’urbain sous tensions », dirigé par Michel Lussault et Guillaume Faburel.

Philippe Panerai

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Entretien avec Joan Busquets – villes, recherches et projets https://tousurbains.fr/entretien-avec-joan-busquets-villes-recherches-et-projets/ Sun, 23 Jun 2019 11:49:06 +0000 https://tousurbains.fr/?p=401

Architecte, Joan Busquets Grau est depuis 2002 professeur d’urbanisme à la Graduate School of Design, Harvard University (Cambridge, Mass.). Avec Manuel de Solà-Morales, Antonio Font, Miguel Domingo et Jose Luis Gomez, il a été cofondateur du Laboratorio de Urbanismo de Barcelone en 1969, puis professeur à l’université de Barcelone (upc). Au long des années 1980, il a été responsable de l’urbanisme à la municipalité de Barcelone. Et depuis 1990, il a développé des travaux d’urbanisme et d’architecture dans différentes villes comme Rotterdam, Tolède, La Haye, Trente, Lisbonne, Toulouse, Delft, São Paulo, Ningbo ou Singapour. Il a obtenu le Prix national d’urbanisme en 1981, 1986 et 1996, le prix européen Gubbio en 2000, le prix Erasmus à Amsterdam en 2011 et le Grand Prix spécial d’urbanisme à Paris en 2011.

Tous urbains – Joan Busquets, professeur à Harvard, vous êtes aujourd’hui responsable de projets dans le monde entier. Comment tout cela a-t-il commencé, quelle formation, pour- quoi l’architecture, et comment la ville est-elle arrivée comme question dans votre propre formation, puis dans votre façon d’enseigner ? Mais d’abord : pourquoi l’architecture ?

Joan Busquets – Avant d’entrer à l’université, mon intérêt pour l’architecture était un peu idéaliste : une attirance pour la capacité de modifier la réalité ; et ses implications sociales ; dans l’enseigne- ment pré-universitaire j’aimais beaucoup la précision de la technique et l’interprétation de l’architecture comme œuvre d’art, dans l’esprit des années 1960.

À l’origine de mon intérêt pour la ville, je vois deux raisons principales : d’une part mon intérêt pour le rôle social de l’architecture, que j’avais appris pendant mes études à Barcelone, et d’autre part l’influence du maître, Manuel de Solà-Morales, à partir du travail du séminaire de « fondation » qu’il avait organisé et qui a été à l’origine de la création du Laboratoire d’urbanisme de Barcelone (Lub), en 1969. À partir de cette période, je distingue quatre ou cinq étapes, évidemment pas totalement indépendantes, mais qui correspondent à des moments particuliers de ma formation personnelle et à des profils différents de mon travail personnel de recherche et professionnel.

Avant de passer aux étapes du développe- ment de votre réflexion, pouvez-vous préciser les raisons de la création du laboratoire ? Était-il ouvert aux étudiants et à partir de quel moment de leur cursus : études doctorales ou plus tôt ? Qui déterminait les sujets de recherche : le laboratoire ou des instances extérieures ? Qui les finançait ? Quels rap- ports entretenait-il avec la municipalité à cette période, 1969-1980, où l’Espagne n’était pas encore complètement sortie du franquisme ?

Le Lub trouve son origine en 1969 dans la volonté de développer la recherche pour une forme de ville différente, une forme de ville qui n’était pas possible dans la période franquiste où les décisions étaient liées à la spéculation foncière, à l’argent facile que l’on pouvait gagner avec l’immobilier dans une ville dense et une forte croissance. Dans ce contexte, nous avons évité de travailler pour les municipalités non démocratiques, et l’argent de la recherche venait soit de bourses du collège des architectes soit des fondations universitaires. Comme enseignants assistants à l’université, le salaire permettait de survivre. Aussi participions-nous à des concours, auxquels nous donnions des réponses un peu utopistes mais qui permettaient de faire avancer la recherche sur la ville ; je pense au concours de « La Ribera » à Poblenou sur le waterfront de Barcelone, organisé pour les associations de quartier. Les étudiants participaient à la réalisation des études, mais le doctorat a été formalisé quelques années plus tard.

Pourrait-on associer aux différentes étapes de votre travail un livre ou une publication qui le résumerait ou le symboliserait ? Ainsi, après votre formation initiale, votre premier travail de recherche, qui a été publié beaucoup plus tard sous le titre La urbanización marginal, portait sur une question alors très peu abordée. Qu’est-ce qui vous a poussé à analyser les quartiers informels de Barcelone et qu’est-ce que vous en avez tiré comme enseignement par la suite ?

Dans la période de création du Lub, la recherche et l’enseignement étaient intimement liés. La recherche formait la base d’un enseignement différent de l’urbanisme conventionnel et constituait une alternative dans l’École. On passait d’un urbanisme planificateur, abstrait et générique, à un urbanisme qui prenait en compte l’étude minutieuse de la réa- lité concrète et surtout qui engageait des propositions d’actions, soit construire, soit réaménager, souvent les deux.

Pour nous, il était clair que c’était seulement sur la base d’une recherche innovante, prenant Barcelone comme « matière de connaissance », que l’on pouvait inspirer un système d’enseignement différent. Dans cette période, j’ai travaillé surtout sur les formes de l’autoconstruction. Elles étaient complètement ignorées durant la période franquiste. On a cherché à com- prendre comment la ville était fabriquée en tant que forme physique, c’est-à-dire comme processus de construction matérielle, avec parcelles, bâtiments, urbanisation – c’est-à-dire réseaux et équipements. On a appelé cette méthode « Formes de croissance urbaine ». Dans la urbanización marginal (UM), la construction était faite seulement de petits bâtiments, mais qui ne renvoyaient pas à un droit de propriété sur un terrain délimité formant une parcelle. Cela lui donnait une situation « marginale » aussi vis-à-vis de la loi. La UM a permis de comprendre autrement le problème de l’habitat dans le contexte de la croissance rapide de Barcelone dans les années 1960 et 1970. On dépassait la position romantique à la mode alors et qui mettait l’accent sur la composante de « liberté » liée à l’autoconstruction. On parlait d’ailleurs de la surexploitation des travailleurs obligés de bâtir eux-mêmes leur propre maison. Nous avons compris que les « formes de logements massives » de l’après-guerre n’étaient qu’une partie de la solution, qu’il fallait imaginer d’autres morphologies, d’autres processus.

Les « Formes de croissance » ont permis aussi de découvrir et de comprendre les autres formes de la ville : la ville ancienne, l’Eixample, les cités-jardins, les grands ensembles, etc. Ce sont des morphologies urbaines différentes en tant que formes mais surtout qui obéissent à des processus de construction spécifiques et distincts. Cette hypothèse a permis de déboucher sur une autre vision du « projet de la ville », celui-ci devenant une partie essentielle du processus de développement urbain. On peut comprendre que cette approche ait pu passionner l’étudiant d’architecture que j’étais, toujours intéressé à imaginer quels pouvaient être les « espaces » d’intervention possibles de l’architecte. On a pu dire ainsi que ce type de formation des jeunes architectes de Barcelone, si impliqués dans la connaissance de leur ville, a beaucoup aidé à son développement pendant les années 1980 et 90.

À cette époque, vous avez été responsable de l’urbanisme (Director de Planajement) à la municipalité de Barcelone, période reconnue notamment pour l’action urbaine qui a été conduite, pour la capacité que la ville a eue de tirer parti des Jeux olympiques pour accélérer ses projets, et qui est devenue un exemple à l’échelle mondiale. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce moment ?

À partir de la période démocratique en Espagne, notre groupe du Lub a commencé différentes formes d’appui auprès de l’administration locale. Ce n’était pas une participation institutionnelle mais surtout une collaboration individuelle ou privée. Avec J.L. Gomez, nous avons essayé de faire un projet urbain pour réurbaniser et légaliser une urbanización marginal, le quartier de Sant Josep, qui est devenu une référence pour les autres quartiers informels à la périphérie de Barcelone. Nous avons gagné le Prix national avec ce projet. En parallèle, le Lub a commencé à mettre en valeur quelques projets majeurs de la ville comme le projet Cerdà pour l’extension de Barcelone, qui a été pour notre groupe un sujet de recherche spécifique et a donné lieu à des expositions et des publications, puis est devenu très populaire aujourd’hui.

À partir de 1982, j’ai commencé à travailler pour la Ville de Barcelone, à l’invitation d’Oriol Bohigas et du maire Maragall. La Ville avait commencé par la requalification des espaces publics mais les quartiers demandaient une stratégie plus globale et plus complète. La vieille ville et les quartiers populaires, sont devenus la matière d’un travail d’expérimentation de leur réhabilitation : des espaces publics, mais aussi des logements, des équipements, de l’activité économique. Les Peri (plans de réforme intérieure) ont cherché à donner une cohé- rence à l’action municipale. Mais les diffi- cultés liées à la mobilité et aux transports en commun nous ont obligés à prendre en main le sujet de la voirie. Nous avons donc travaillé sur un « plan des voies », puis sur les « nouvelles centralités », dont l’objectif était d’augmenter le potentiel économique de Barcelone dans les secteurs de « terrains délaissés » à l’intérieur de la ville. Dans cette dynamique, la possibilité a été don- née, en 1985, de proposer la candidature de Barcelone comme ville olympique pour 1992. Quatre des centralités devaient deve- nir des aires olympiques et faciliter beau- coup la cohérence urbanistique du projet global. Un livre exprime cette expérience : Barcelona. The Urban Evolution of a Compact City, traduit en quatre langues mais mal- heureusement pas encore en français.

Cette expérience de travail à l’intérieur de la municipalité de Barcelone, en prise directe avec la commande politique, a-t-elle modi- fié votre manière de voir les choses et vous a-t-elle conduit à changer le contenu de votre enseignement ?

Après la période d’implication dans l’administration municipale, j’ai repris l’enseignement à l’université de Barcelone, au Lub, et j’ai essayé de vérifier si mon expé- rience de l’urbanisme « urbain », pour reprendre l’expression de Manuel Solà- Moralès, avait une traduction possible dans d’autres villes, surtout en Europe. Nous avons, je pense, réussi à introduire la réflexion au niveau des projets urbains, que l’on avait jusque-là surtout pratiqués à l’échelle du fragment de ville. Mais nous avons pu le replacer dans une vision plus globale, même si nous avons dû accepter de n’agir concrètement que sur une partie du territoire urbain. Ainsi, nous avons travaillé sur la réactivation de la ville historique à Trente ou à Tolède, sur l’extension de la ville à Nesselande, près de Rotterdam, sur les espaces publics comme agents de la transformation à Alghero en Italie ou à Toulouse, sur la diversification des villes moyennes et leur rapport avec l’eau à Las Palmas, La Coruña en Espagne, au Grau-du-Roi en France… Nous avons aussi changé l’échelle d’infrastructures comme le projet pour le train à Delft ou à La Haye où le train aérien augmente l’accessibilité au centre et aux transports en commun.

Cette pratique professionnelle est difficile mais elle est bien sûr très intéressante. Elle a permis de changer les outils d’analyse urbaine et de dessin de la ville et a beaucoup influencé les enseignements de l’urbanisme à l’École de Barcelone. Les étudiants sont à présent capables de com- prendre l’importance de l’existant et de l’histoire, d’interpréter les projets menés par la Ville. Ils sont en mesure d’aider à ce que des décisions pertinentes soient prises sur ce qu’il faut faire demain, sur les mécanismes à mobiliser pour améliorer la ville. En annexe, est jointe la liste des publications portant sur des projets professionnels qui traitent d’une recherche sur les villes  et leur projets et alimentent une forme différente de consolider et de transmettre la discipline du projet urbain. Ce sont des travaux fragmentés, dans des villes très différentes, mais j’ai des doutes sur le fait que l’on puisse jamais en faire la « synthèse ».

De Barcelone vous passez à Harvard, où vous devenez professeur d’urbanisme…

À partir du 2002 j’ai accepté la chaire d’urban design à la Graduate School of Design et j’ai souhaité poursuivre mon activité professionnelle à temps partiel, principalement en Europe, l’enseignement restant aux États-Unis. J’étais intéressé par la connaissance du milieu américain et curieux de voir si je pouvais y appliquer les méthodes que nous avions expérimentées à Barcelone.

Il faut dire que le contexte à Harvard est très ouvert : des tendances différentes se côtoient dans l’école, mais toujours avec une culture urbaine très extensive. La question de l’urbanisation à l’échelle mondiale dans les pays d’Asie ou d’Amérique latine et les grandes transformations urbaines ici sont en même temps présentes. J’ai eu la chance de reprendre un travail théorique sur la composition des formes d’urbanisation et ce qu’elles nous ont apporté comme progrès social. L’étude de ces mécanismes assez divers va, avec la création de grandes infrastructures, de l’expansion urbaine à l’intensification du travail, ou le renforce- ment du capital. Aujourd’hui, on réfléchit également à un modèle de développement plus inclusif, qui tienne fortement compte des bénéfices réels induits, et du partage qui est rendu possible.

Dans le studio que j’anime, j’oriente ma pédagogie vers la recherche appliquée dans différentes villes à partir d’hypothèses d’intervention assez particulières. Par exemple, les changements de formes de la mobilité, ou l’identification de formes de travail et d’économie innovantes. Je publie les résultats chaque année, ce qui permet de suivre et de faire évoluer les outils en fonction des problématiques traitées. On a commencé par l’étude du rapport de Cambridge (Mass.) avec son fleuve, sachant qu’elle en est coupée par une rocade de chaque côté qui partage le campus de Harvard en deux. Comment réagir même en travaillant dans une petite ville ? Après la Catalogne et son échelle régionale, j’ai travaillé sur Lisbonne, Quito, Shenzhen, La Nouvelle-Orléans, Hangzhou, Chicago, etc.

Un autre des outils pédagogiques est formé par les séminaires théoriques qui permettent d’ouvrir le champ de l’urban design aux nouveaux enjeux de notre société urbaine. Nous avons ainsi cherché différents « modes » de dessins de la ville et nous en avons tiré une publication et une exposition : Cities, X Lines. Nous avons analysé certaines des valeurs de la ville traditionnelle et nous en avons tiré Urban Grids, qui va être publié à la fin de 2018. L’étude des tendances lourdes de la trans- formation des grandes villes dans le monde a été le support d’une autre recherche concernant les demandes d’une mobilité durable ou d’une ville plus efficace, en imaginant ce que peut être un métabolisme métropolitain plus rationnel.

Pour autant, j’ai cherché à maintenir le lien avec Barcelone et sa métropole. Dans cette logique, en 2014 et 2015, j’ai organisé des workshops impliquant beaucoup d’architectes de Barcelone et même du Lub. L’idée était d’apporter une autre perspective à la compréhension du développement métropolitain de Barcelone. Nous avons analysé les nouveaux paradigmes et leur impact sur les formes de la ville actuelle. Nous en avons tiré la définition du concept de Metropolis of cities comme réponse aux demandes d’identité de plusieurs villes qui veulent partager les éléments forts de la métropole, mais souhaitent avoir leur propre rythme de décision. Le catalogue en trois volumes explique assez bien la nature de cette recherche.

Je perçois que les étudiants, dans le séminaire et les studios, sont très ouverts aux « méthodes » européennes. C’est-à- dire qu’ils partagent leur capacité de dessin de la ville, sans mettre de côté pour autant les dimensions sociales et esthétiques qui impliquent des compromis, des négociations. Il ne faut pas oublier cependant l’histoire urbaine et la capacité qu’ont eue notre métier et notre discipline d’apporter des réponses aux conséquences matérielles et urbaines de la croissance, comme nous en avons parlé précédemment. Elles ont été aussi en mesure d’accompagner le développement économique et les changements liés aux nouvelles formes de mobilité ou de modalités créatives du travail. La discipline de l’urbanisme est quelque- fois confondue avec celle du paysage, avec laquelle elle partage beaucoup d’éléments. Mais il faut reconnaître que le monde végétal et le monde urbain ont des spécificités, même si aujourd’hui nous sommes capables de « mélanger » l’ensemble pour faire une ville plus agréable et durable, comme l’avait déjà noté Ian McHarg il y a déjà quelques décennies.

Le sujet de l’urbanisme, de la ville, la dimension mondiale de l’urbanisation en font à présent un thème récurrent des réflexions et des politiques publiques. Vous qui avez une large expérience internationale, pensez-vous que l’évolution des approches urbaines est à la hauteur des enjeux ? Quelles recommandations faites-vous face à la demande récurrente d’implication des habitants dans le développement de leur cadre de vie ? Que diriez-vous aux politiques ?

Vous avez raison, il y a aujourd’hui de nouveaux enjeux et la société est très attentive à la question de la ville durable, du changement climatique, etc. Notre travail consiste surtout à préparer des solutions urbanistiques pour répondre à ces « challenges ». C’est n’est pas facile, car dans ce champ il y a toujours une grande distance entre les idées et les actions qui permettent de les développer ; et il y a toujours beau- coup de « gaps » et de médiations que poussent à diluer les propositions du projet d’une ville différente ; mais il faut insister pour réduire la distance et montrer que le « dessein » de la ville à plusieurs échelles, c’est une question nécessaire pour mieux vivre, respecter la planète et mettre en valeur notre passé. Il faut être innovant et définir avec clarté de nouveaux paradigmes pour être compris par les habitants et les politiques, qui finalement souhaitent tou- jours un meilleur cadre de vie.

Dans ce contexte, je suis partisan d’un travail de recherche sur le projet et son application dans des contextes différents. Cette recherche appliquée doit être impulsée sur les champs qui concernent la ville, ce qui est à mon avis le système plus intéressant pour fabriquer de la théorie. De cette façon, on pourra développer de nouvelles pistes sur la manière d’enseigner et proposer des applications plus créatives et mieux adaptées au cas réel de chaque projet et de chaque ville. Il faut se souvenir que notre milieu est toujours trop dominé par les solutions immédiates ou standard, qui deviennent assez souvent banales car elles ne prennent pas en compte le besoin d’expérimenter et de transformer les modèles dont nous héritons pour contribuer à une ville plus efficace, mais aussi plus inclusive et plus juste.

Êtes-vous optimiste ?

Je pense qu’il y a de bonnes raisons d’être optimiste. L’humanité en général est dans un processus d’une grande conver- gence qui nous permet une vie plus longue et une meilleure santé. La technologie a joué un rôle important depuis un processus silencieux du « progrès humain », avec des inventions importantes, parmi lesquelles la rénovation de l’architecture dans le siècle passé ou la diffusion de l’électricité dans la ville.

Dans une perspective d’architecte urbaniste, on comprend que l’intelligence artificielle ne va guère être capable de remplacer la créativité humaine ni les émotions ou la passion si nécessaires dans notre travail.

Il faut continuer à travailler avec l’esprit de la modernité, mais revisitée à la mesure des enjeux actuels. Cela nous oblige à avancer avec rigueur, à la fois sur la compréhension du territoire et sur la prise en compte de l’histoire, avec précision, modestie et persévérance, car la société urbaine démo- cratique exige de nous cet effort continu. Et dans cette perspective, je suis très intéressé aujourd’hui par la recherche sur les formes de « régularité urbaine » qui pourront être appliquées dans le futur pour un « design » de la ville plus « ouvert et adaptable », afin de renforcer l’ensemble urbain, plutôt que de multiplier les opérations autonomes et « singulières » – qui cherchent à épater les bourgeois, mais sont plus difficiles à main- tenir dans la longue durée, comme la ville ne cesse de nous le répéter.

Il nous a semblé intéressant de signaler le travail de publication et d’édition qui a accompagné dès l’origine les recherches et les projets de Joan Busquets et qui constitue l’une des marques de fabrique du Lub. On en trouvera ci-après une sélection qui montre la variété et le rythme d’une production qui, associant souvent des étudiants, des services des villes ou d’autres partenaires, s’est poursuivie à Harvard.

Jean-Pierre Charbonneau, Philippe Panerai

Article paru dans Tous urbains n°24, Novembre 2018

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Photo © Praemium Erasmianum Foundation







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Tous Urbains n°24 – Les métiers de l’urbain sous tension https://tousurbains.fr/tous-urbains-n24-les-metiers-de-lurbain-sous-tension/ Sun, 23 Jun 2019 11:02:45 +0000 https://tousurbains.fr/?p=396 C’est dans ce contexte confus que Tous urbains, avec ce numéro 24, clôt sa sixième année.

Et curieusement, l’arrivée de l’automne qui accompagne la rentrée des classes est l’occasion de deux nouveautés. La première que nous avions déjà annoncée lors du numéro précédent est l’ouverture du site tousurbains.fr qui a commencé à s’étoffer et nous permet dorénavant de suivre de plus près l’actualité grâce à des mises à jour mensuelles, de développer plus facilement certaines questions qui nous intéressent* et de présenter quelques images en couleur rompant avec la discrétion janséniste de la revue papier. Faut-il préciser que l’accès à ce site est gratuit et qu’il ne faut pas le confondre avec la mise sur le net des différents numéros de la revue.

L’été a été chaud, le débat politique incertain. Concernant notre milieu, la loi Élan est passée discrètement en première lecture tandis que les vacances de Monsieur Hulot ont suscité des réactions diverses, puis la vie a repris son cours avec un nouveau ministre, entraînant un petit jeu de chaises musicales dans l’indifférence quasi générale, avant que le départ du ministre de l’Intérieur qui rentre dans sa bonne ville de Lyon ne vienne rebattre à nouveau les cartes en ouvrant ce qu’un grand quotidien du soir appelle une crise, avec un remaniement à la clé, alors que les politiques étaient déjà en train de préparer les européennes et les municipales principalement envisagées comme des tests pour… les prochaines présidentielles. Autour de nous, le spectacle reste assez morose et incertain, qu’il s’agisse de la montée du populisme avec des accents fascistes dans plusieurs pays d’Europe, des difficultés de l’Angleterre empêtrée dans son Brexit, des interminables conflits du Moyen-Orient ou des nouvelles tendances du Brésil.

La seconde voit l’engagement d’un partenariat avec l’École urbaine de Lyon (Eul), partenariat qui se traduit aujourd’hui par un dossier consacré aux métiers de l’urbain coordonné par Michel Lussault et Guillaume Faburel. Le débat sur le titre (peut-être vaudrait- il mieux dire les métiers de la ville ?) n’est pas une coquetterie d’écriture, mais exprime la volonté de L’École urbaine et la conviction de Tous urbains qu’il est nécessaire de repenser les formations dans une vision plus large que les Instituts d’urbanisme actuels dans un moment où la mondialisation entraîne des mutations profondes, certaines douloureuses, notamment pour les petites villes et les villes moyennes auxquelles nous avons consacré plusieurs éditos et plus récemment un dossier (n° 21), tandis que la commande publique (État et collectivités territoriales) voit ses moyens réduits. Ce partenariat ne se limite pas à la coproduction de ce numéro mais est appelé à se poursuivre pas des éditos réguliers et des rencontres sur des thèmes communs. Compte tenu de l’importance du sujet et de la richesse des contributions, nous ouvrons dès à présent une page du site consacrée à nos débats sur ce sujet.

Prolongeant les questions du dossier, un entretien avec Joan Busquets, professeur d’urbanisme (ou plutôt d’urban design) à Harvard, montre ce que peut être une trajectoire professionnelle qui mêle depuis toujours recherche, projets et enseignement sur les villes en même temps qu’elle illustre la dynamique engagée il y a presque un demi-siècle avec la création du Laboratoire d’urbanisme de Barcelone (lub, Laboratorio de Urbanismo de Barcelona).

Enfin, vous trouverez les rubriques habituelles : éditos dont deux éditorialistes invités, regard critique, télégrammes et bulletins d’adhésion à l’association Tous urbains et/ou à la revue, ce rappel n’étant qu’une manière de vous dire qu’une revue n’existe que par ses lecteurs. Et puisque ce numéro clôt l’année, nous pouvons déjà annoncer deux thèmes retenus pour l’année 2019 : la commande publique et son évolution en France avec quelques points de comparaison dans des pays voisins et centralité/connectivité, un débat.

Toutes nos excuses à Cynthia Ghorra-Gobin d’avoir estropié son nom dans la dernière couverture.

Quand vous recevrez ce numéro, il sera temps de vous souhaiter une bonne année.

Philippe Panerai

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