Situation, déconstruction, reconfiguration

On parle souvent et à juste titre de la nécessité d’ancrer une approche urbaine dans son contexte. Cela suppose d’en aborder la connaissance en évitant parachutages et application de recettes venues d’ailleurs. On parle des résultats : les bâtiments construits, les lignes de tram ouvertes, les nouveaux espaces publics. Mais on parle peu des processus à engager pour passer de l’un -le contexte : un quartier, une ville, un lieu- à l’autre -le résultat : l’acte construit ou la situation transformée-. Or il est essentiel et ne tombe pas sous le sens.

Chantal Dugave, artiste architecte, parle de « construction, déconstruction, reconstruction ». En fait, elle prend un sujet, une commande en un site par exemple, puis elle en analyse les diverses facettes, y compris culturelles ou politiques, de manière à faire apparaître une sorte de photographie subjective de la réalité, la construction. Ensuite elle réalise un premier acte qui décale le point de vue, montre autrement le lieu, le déconstruit. Enfin, elle propose une intervention qui le métamorphose : la reconstruction.
L’analogie avec l’approche urbaine est forte. Elle implique seulement de changer la nature des mots afin de mieux coller au thème. Mais le sens du propos reste inchangé. On peut parler de « situation, déconstruction, reconfiguration ». Quelques exemples à diverses échelles (un lieu, un quartier, une ville…) et auxquels j’ai été étroitement associé en tant qu’urbaniste consultant.

La Place Salengro, à Montpellier, a fait l’objet d’un réaménagement à l’initiative du Maire, Philippe Saurel. Une première approche a consisté à mieux connaître le site et ses usages : la situation. Encombré de véhicules en stationnement, il ne jouait plus vraiment le rôle de cœur du quartier bien qu’il soit environné de commerces, que les écoliers se rendant à l’école le traversent, que des terrasses de café subsistent et que, dans l’imaginaire des habitants, il reste des fragments de mémoire de ce qui fut un site de proximité. Il était, d’autre part, traversé de flux inter-quartiers de véhicules. Partant, des hypothèses ont été élaborées impliquant habitants et associations lors de réunions publiques. Elles déconstruisaient l’état des usages existants et envisageaient l’aménagement dans d’autres conditions, plus compatibles avec le rôle que la place avait eu jadis et avec celui qu’elle était susceptible de jouer aujourd’hui et demain. La reconfiguration a consisté à proposer une utilisation de l’espace permettant des pratiques liées à ce que l’on peut attendre d’une place centrale de quartier : une aire de jeu, une promenade, un espace libre, des plantations, un parvis à l’école. Une des conditions : réorganiser différemment le stationnement en l’implantant le long de la rue, laquelle est passée de deux voies à une seule. Le résultat, un espace d’une grande simplicité, actif, évolutif et faisant cohabiter une appropriation de proximité avec un fonctionnement adapté à la vie urbaine contemporaine.

Un autre exemple est donné par la rénovation du centre-ville de Saint-Denis, durant les années 2000. La situation était celle d’un quartier engorgé par le trafic automobile, pollué, à l’accessibilité difficile pour les livraisons et autres fonctions urbaines multiples qu’un tel territoire comporte. La vie résidentielle y était difficile et il perdait peu à peu de la population. La déconstruction a consisté à approfondir la complexité du fonctionnement de l’époque, basé sur une surutilisation de la voiture, à en faire abstraction pour proposer une hypothèse très différente d’accessibilité et d’usages, un centre devenant une grande scène urbaine agréable et active. La reconfiguration s’est appuyée sur un espace public rénové et à priorité piétons, une accessibilité favorisée pour les bus, la gestion du plateau piéton et de ses multiples fonctions grâce à un système de contrôle d’accès dynamique et centralisé. Ce qui était un site sans projet est devenu l’un des territoires phares des collectivités qui y ont concentré un grand nombre d’initiatives : 43 actions touchant autant aux espaces publics qu’à la culture, au commerce ou au stationnement. Les travaux ont été coordonnés en un temps limité pour être achevés à l’ouverture du Mondial de Rugby 2008 et que le centre soit, à cette date, attractif pour les milliers de visiteurs. Aujourd’hui, il est devenu un des lieux centraux du Nord-Ouest de l’agglomération parisienne en même temps que le cœur de Saint-Denis et de Plaine Commune. La rénovation de l’habitat indigne, qui prend plus de temps, se poursuit depuis cette époque.

Périgueux est exemplaire des villes moyennes françaises qui ont vu certaines activités et commerces quitter le centre pour la périphérie. On s’y déplace peu à pied ou en transports en commun, les trajets se faisant en majorité en voiture, car nombre d’habitants ont quitté le centre pour des communes alentour, semi-rurales. Beaucoup de voitures en circulation ou en stationnement, peu de place pour les piétons, une ville qui devient moins attractive, bien qu’elle possède un centre historique de grande qualité et une histoire ancienne, datant des romains, encore présente dans la ville. La situation est celle qu’a trouvée le nouveau Maire, Antoine Audi, à son élection en 2014. Il a alors engagé une réflexion devant déboucher sur une transformation dont le but est de redonner son attractivité à la cité et notamment au centre. La déconstruction a consisté à connaître assez précisément le fonctionnement de ce territoire et à en imaginer un autre, différent et ne procédant pas des mêmes priorités. L’une d’entre elles est de donner envie de revenir dans un centre où l’on se sent bien et que l’on arpente volontiers à pied. La reconfiguration s’appuie sur une part plus grande donnée aux piétons, un embellissement des espaces publics, le renforcement économique grâce à l’implantation d’un village commercial en plein centre, la réorganisation des transports publics, un programme d’animation culturelle et festive. « Périgueux en mouvement » est le cadre donné à cette évolution urbaine à présent en cours opération par opération. Les services de la Ville se sont eux aussi « reconfigurés » pour être en mesure de mettre en œuvre chacun des projets dont le planning est ainsi fait que tout devrait être achevé début 2020.

Un dernier exemple est donné par la manière dont la Ville de Saint-Etienne a organisé la production de ses espaces urbains dans les années 2000. La situation : une ville qui avait vu une partie de son économie disparaître, une population qui diminuait fortement, des espaces publics laissés en partie à l’abandon, mais un véritable dynamisme économique grâce à des PME, une culture populaire forte, une École des Beaux-Arts, une Ecole d’Architecture…Le Maire de l’époque, Michel Thiollière, avait voulu redonner de la qualité et de l’attractivité à la ville. La déconstruction : il s’agissait de casser le mode de production de l’urbain habituel, tourné essentiellement vers la voiture, de l’orienter vers un autre but : la qualité et le confort de la cité. La reconfiguration a consisté à imaginer et faire fonctionner un atelier de jeunes créateurs issus des écoles stéphanoises et qui ont, en lien avec l’administration municipale, créé de manière inventive et contemporaine les espaces de la ville pendant près d’une décennie. C’est à ce moment-là que le design a été choisi comme discipline mobilisatrice pour les forces vives stéphanoises, rôle qu’il joue encore. L’Atelier était une manière de concrétiser dans l’urbain ce choix culturel et économique et social.

Une telle réflexion, construite à partir d’une pratique, montre l’enjeu de la connaissance du contexte. Mais il s’agit souvent de le mettre en cause, de le déstructurer pour ensuite mieux le reconfigurer. Il ne s’agit donc pas à priori d’une situation naturelle de consensus. En effet, il faut changer des modes de faire, bouleverser des habitudes, transformer des rôles, réinterroger des priorités. On peut imaginer les difficultés induites, les conflits à gérer, la diplomatie dont il faut faire preuve pour faire évoluer une situation qui manifestement ne peut se pérenniser. Peut-on échapper à cette période d’instabilité, de doute, de remise en cause ? Un des enjeux est qu’elle soit comprise, intégrée par les acteurs pour que s’engage une reconfiguration féconde. Reste que déconstruction ne veut pas dire démolition sans perspective, quand on aura cassé sans rien apporter de convaincant. De même reconfigurer en tant que concept et étape nécessaire ne peut se suffire à lui-même si les actes, les transformations concrètes ne sont pas au rendez-vous, ou si les résultats ne sont pas à la hauteur de ce qui est annoncé. « Toute ressemblance avec des situations existantes, locales ou nationales, ne serait que fortuite ».

Jean-Pierre Charbonneau

Photographie ©Jean-Pierre Charbonneau