Gilets Jaunes : l’émeute décentralisée

En ce dimanche 9 décembre, l’ordre règne. Dites « Ordre Républicain« , je vous prie. Les manifestations de la veille ont eu peu d’ampleur. Le Président va parler. Le Gouvernement se trouve dans l’heureuse disposition de Louis XVI, lequel aurait prévu la fatale insurrection du 10 août 1792, et auquel on serait venu le soir annoncer : « Non, Sire, ce n’est pas une révolution« .

Auparavant, tout ce qui compte en France a disserté sur les Gilets Jaunes, usant de toutes les capacités médiatiques disponibles. Je ne saurais rien ajouter, pour ce qui concerne les bases du mécontentement : revenus faibles, précarité, pouvoir d’achat dégradé. Plus une politique fiscale qui prend à la grand-mère du Lot et Garonne ce qu’elle touche indument en pension de retraite, pour le rendre aux victimes de l’ISF, en l’attente d’un merveilleux ruissellement de richesse du haut vers le bas de l’échelle sociale. Soit dit en passant, cette théorie du ruissellement a été pulvérisée depuis des années par d’abondantes observations. Les mieux connues, celles de Piketty, ont été tirées à près de 3 millions d’exemplaires. Nos ministres ne peuvent pas plaider l’ignorance.

Pendant ce temps les Gilets Jaunes parlaient surtout entre eux, y compris par un usage immodéré des réseaux sociaux. Ces conciliabules ne vont pas sans risques, récupérations, fake news, violencelâchée. Je les mesure par une fréquentation personnelle et professionnelle delieux où abondent l’espèce. Ce qui amène à la géographie du mouvement, qui a peuété évoquée, à de méritoires exceptions près.

C’est l’univers périurbain : lower middle class,pour parler comme un américain, voiture, ronds-points, échangeurs, centres commerciaux. En somme, la révolte des pavillons, monde inconnu des macroéconomistes, des sondeurs d’opinion et des personnalités politiques qui parlent. Monde de « l’étalement urbain », médiocrement aménagé,faiblement doté en investissement et services publics, mal représenté politiquement, diffamé par les professionnels de l’urbanisme, et même condamné par la loi. Et par conséquent monde justiciable de mesures répressives, comme la taxe sur les carburants assénée au nom du climat, et d’ailleurs dépensée pour bien d’autres causes.

L’heure est désormais à l’indulgence, après la trouille. Des urbanistes de bonne volonté sont réunis le 20 novembre par le Ministère de la cohésion des territoires, pour parler de deux ouvrage récemment publiés[1]. On prêche la déculpabilisation et même de réhabilitation du périurbain. Au sommet de l’Etat lui-même, on accorde à ses habitants des circonstances atténuantes : »On leur a dit depuis des années :vous n’avez pas les moyens de vous loger dans la grande ville ? Ce n’est pas grave, allez-vous installer dans une ville périphérique. (…) Ils ne sont pas les auteurs de cette situation, ils en sont simplement les premières victimes.(Emmanuel Macron, discours sur la transition écologique, 27 novembre).

Même absouts de cette manière, les périurbains restent délinquants. Or, pour mémoire, près des 2/3 des résidents de France Métropolitaine vivent dans une maison individuelle : 15,8 millions de maisons,2,5 habitants par maison (enquête logement Insee 2013). Et plus de la moitié habitent une maison individuelle dont ils sont propriétaires. Il ne s’agit que d’indicateurs sommaires. Mais cela donne une idée de l’ampleur des pardons que l’Etat et ses fiscalistes vont devoir accorder.

Et cela bloque une nécessaire inversion du regard : à bien des égards la France est désormais une vaste suburbia, dont émergent des downtowns historiques. A l’exception de Paris et de rares métropoles provinciales, les pauvres sont au centre, les fragiles sont périphérie. Fragiles, avec des revenus disponibles en baisse et un avenir menacé, mais néanmoins propriétaires de leur maison, de leur voiture et de leur téléphone.Pas des marginaux, qu’on peut punir sans état d’âme.

La « Grande Concertation », qui s’annonce, promet de mélanger la transition énergétique et les Gilets Jaunes. Il est à souhaiter qu’elle comporte un volet sur l’organisation et la politique territoriales (« le nœud du cœur de notre démocratie« , selon les fortes paroles de la ministre de la Justice), et pas seulement les plaintes budgétaires routinières des élus locaux(lesquels sont restés cois ces dernières semaines, pour le dire vite). Ça commence par des rencontres entre ministres et partenaires sociaux, ceux-là même que les Gilets Jaunes ont provisoirement mis hors-jeu. Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre…

Jean-Michel Roux


[1] Le périurbain, espace à vivre (direction Florian Muzard et Sylvain Allemand Ed Parenthèses), et Densifier/dédensifier,penser les campagnes urbaines (direction Jean-Michel Léger et BéatriceMariolle, Ed Parenthèses)