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La revue

Les gilets jaunes : une série en mal de carnavalesque

Le carnaval est un art de renverser le haut et le bas… Le temps d’une fête. Soit un sens de la drôlerie qui manque à la série que nous jouent les gilets jaunes avec leur appel répétitif à la démission de Macron. À défaut, on peut regarder la série Les Tuche montrant une famille ch’ti installée à l’Élysée.

Alors que Notre-Dame de Paris, ce symbole médiéval, religieux et hugolien, a failli disparaître dans les flammes ce 15 avril 2019, les fans de la série Game of thronesdécouvraient le premier épisode de la dernière année de leur série culte. Une série dont la vision médiévale et gothique évoque un univers menacé par des marcheurs blancs, des cohortes de zombies, et par les guerres que se livrent les seigneurs de sept royaumes pour conquérir le Trône de Fer. Quoi qu’il en soit des consonances entre notre époque et le Moyen Âge, l’imaginaire des séries mondialisées ne connaît pas par hasard des succès commerciaux qui dépassent toutes les prévisions, leur imaginaire scénarisé faisant écho aux incertitudes de notre histoire planétaire.

Cette entrée en matière autorise à observer d’un peu plus près « la série française » à succès que représentent « les gilets jaunes ». Voilà un scénario, live et non fictif, dont la recette consiste à réunir des adeptes qui, tous les samedis, se déplacent grâce à des portables qui les mettent en réseau et géolocalisent des itinéraires destinés à tromper des policiers aux allures de Robocop. Reste que cette série répétitive et improvisée, qui n’est pas loin d’atteindre son trentième épisode et reste soutenue – si l’on en croit les sondages – par l’opinion publique, donne l’impression de ne pas pouvoir atteindre une dimension carnavalesque. « La culture populaire “carnavalesque” n’est pas une formule creuse, affirmait à raison Serge Daney, elle se traduit par des formules absolument contradictoires. Soit l’idolâtrie du fan-club, la consommation érotique des icônes, le mimétisme fou, la transe identitaire. Soit une très violente dérision. Exagération infantile, goût du bidon et du truqué… »

Cette culture carnavalesque, qui n’est pas sans lien avec un type d’urbanité qui n’a pas disparu dans certaines villes (villes du nord de la France, villes italiennes comme Sienne ou Florence, villes du Brésil mais pas uniquement celles du carnaval pour touristes, villes du nordeste et d’ailleurs, Barranquilla la capitale du Carnaval en Colombie…), consiste à retourner les places sociales et les assignations culturelles. Elle renverse le haut en bas, elle fait du petit un grand, le prince se déguise pour devenir le serviteur et inversement. Or ce renversement carnavalesque ne fonctionne pas dans le cas de la série réelle à la française. Comme si l’on ne pouvait que couper la tête du roi (« Macron démission… » est un slogan répétitif qui fragilise la série) et ne pas vouloir prendre un masque pour prendre sa place comme tout fou du roi. Cela signifie-t-il que le carnavalesque est le propre des sociétés qui demeurent profondément hiérarchiques, ce que suggère à raison Roberto da Matta dans le cas du Brésil ? Cela est-il lié à l’égalitarisme démocratique où la passion égalitaire empêche que l’on crée des grands théâtres urbains où les « moins que rien » peuvent prendre momentanément la place de ceux qui occupent le pouvoir ?

À ces questions je n’ai pas d’autre réponse que la série des Tuche, une série de trois films, où les scénaristes, avisés et malins, racontent successivement la virée des Tuche, une famille ch’ti du nord, à Monaco, aux États-Unis et à l’Élysée (il fallait y penser !). Dans les premiers films, ils avaient gagné grâce à la loterie de quoi se payer de « fabuleuses et délirantes » virées, mais dans le troisième, le père Tuche s’ennuie tellement dans sa banlieue nordique « version gilet jaune avant l’heure » qu’il décide en famille de se présenter aux élections présidentielles. Vainqueur, il s’installe à l’Élysée où il occupe avant l’heure la place d’Emmanuel Macron. Mais le voilà vite atteint au Château par l’ennui qui confine et la déprime de la représentation publique. Cette série fictive, populaire et carnavalesque à sa manière, racontait sans le savoir une variante de l’histoire des gilets jaunes avant que la série réelle n’apparaisse.

Coup de génie de professionnels de l’imaginaire, ces trois films ont connu un immense succès d’audience auprès de ceux qui devaient devenir les futurs gilets jaunes. Mais, information prise autour de moi, de toutes les plumes pseudo-savantes ou journalistiques qui ont commenté à profusion le mouvement des gilets jaunes, je ne connais quasiment personne qui ait vu l’un ou l’autre de ces films populaires à succès (des millions d’entrées). C’est bien là que réside le décalage entre le haut et le bas, c’est pourquoi les enquêtes montrent que les gilets jaunes n’ont aucun accès (qu’ils le cherchent ou non n’est pas la question) aux institutions culturelles en tous genres (musées, bibliothèques, théâtres…) que la politique culturelle publique met à leur disposition. Pour que le carnavalesque fonctionne, comme c’est le cas dans la remarquable série télévisée de Bruno Dumont Coin-Coin, il faut que les gens du haut fraient avec ou sans masque avec ceux du bas et réciproquement. Autrement, on se retrouve à la télé autour de Cyril Hanouna pour parler en rigolant des gilets jaunes pendant que les élites courent derrière eux pour essayer de les comprendre. Ce qui est regrettable puisque la dimension urbaine de ce phénomène, un carnaval impossible, est indubitable.

Olivier Mongin

 

 

 

 

Tous Urbains n°26 – La ville et le territoire : connectivité versus centralité

Ce numéro 26, le second de l’année 2019, arrive à la veille des vacances. Le titre du dossier qui lui donne sa couleur est assez général : La ville et le territoire, mais ajoute un accent particulier : connectivité versus centralité, auquel on pourrait presque ajouter un point d’interrogation. C’est en effet une manière de questionner la nature de la ville aujourd’hui, de nous demander si les représentations courantes que nous en avons correspondent à la réalité ou ne sont plus que le souvenir d’une ville qui a disparu.

Henri Lefebvre, fervent partisan de la centralité comme lieu d’une vie urbaine populaire, ludique et politique, revendiquait pour tous, il y a 50 ans, le droit à la ville. Mais il ajoutait, avec une sorte de pessimisme, que les tendances de l’urbanisation poussaient à dissoudre la ville dans un urbain généralisé allant de pair avec une fragmentation de la société.

On peut penser, à voir le paysage actuel du territoire urbanisé, que ce regard ne manquait pas de lucidité. Et un demi-siècle plus tard, l’aventure des gilets jaunes auquel le gouvernement ne donnait pas trois mois d’existence se prolonge et bouscule la vie politique d’une manière encore inimaginable l’été dernier. Analyses, perspectives et priorités s’en trouvent changées.

Le constat de cette situation qui perdure a conduit Tous urbains à réaliser un dossier qui est moins ouvert à des contributeurs extérieurs que d’habitude. Cette décision correspond à une volonté de s’expliquer entre nous en partant du constat que si un intérêt pour la ville et ses évolutions actuelles nous rassemble, les conclusions que chacun peut en tirer ne sont pas identiques et que la dispute de nos points de vue pourrait être une façon de sortir du non-dit et d’affirmer l’existence de positions différentes, voire divergentes, enrichissante pour tous à condition d’en argumenter les raisons tout en évitant l’anathème. Ouvert ici avec ce dossier, le débat n’est qu’esquissé ; il se poursuivra sur le site à partir de l’été.

En attendant, le monde incertain continue à hoqueter. Là un Brexit qui n’en finit pas dans une Europe divisée et tiraillée ; au sud, une Algérie éprise de changement qui gagne symboliquement la première manche ; au Moyen-Orient, des orientations inquiétantes pour la paix ou la démocratie, d’un côté on parle d’annexer des territoires palestiniens, repoussant ainsi la perspective d’un règlement du conflit, plus loin on rétablit la charia… À son habitude, Trump poursuit ses rodomontades, le Brésil s’enfonce, la Chine imperturbable continue sa croissance, à Paris la cathédrale Notre-Dame s’enflamme et perd sa toiture presque millénaire.

Si ce numéro 26 se concentre sur le territoire national et ses fractures, le prochain justement traitera de la Chine dans un numéro double en partenariat avec l’École urbaine de Lyon. Occasion de réfléchir sur les villes et les campagnes de la seconde économie mondiale qui n’est plus seulement « l’usine du monde » mais talonne aujourd’hui l’occident dans l’intelligence artificielle et les technologies les plus sophistiquées. Occasion de s’interroger sur un pays qui, en traçant son chemin en conciliant capitalisme d’État et pouvoir autoritaire, représente la stabilité et la croissance dans un monde désorienté.

Dans son introduction à L’Âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle, Éric Hobsbaum notait que le développement de la démocratie avait constitué un fait relativement récent et que son maintien comme idéal mondial n’était pas assuré.

Enfin, je ne voudrais pas terminer cette ouverture sans évoquer la disparition d’Agnès Varda, survenue au moment où nous mettions en forme ce numéro. Et le souvenir qu’a été pour un jeune architecte la sortie de Daguerréotypes, témoignage émouvant d’une vie urbaine qui n’existe plus.

Philippe Panerai

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Urbanisme opérationnel, budgets d’étude et donneurs d’ordre : un survol sur longue période


Urbanisme opérationnel, budgets d’étude et donneurs d’ordre : un survol sur longue période[1]J

L’histoire des villes laisse des traces, mais elle a peu de chroniqueurs précis : l’urbanisme opérationnel (aménagements fonciers et constructions, avec leur environnement réglementaire) manque de mémoire. Or on ne peut oublier que l’urbanisation universelle donne naissance à des politiques et des résultats fort divers, selon les pays et les époques. Soit par exemple la Scet (Société centrale d’équipement du territoire), filiale de la Caisse des Dépôts, avec son réseau de sociétés d’économie mixte. La Scet, est, comme son nom l’indique, à l’origine d’une part significative et probablement majoritaire des ZUP (aujourd’hui les « Banlieues ») et grandes zones industrielles des années 50 à 70 du siècle dernier. C’est dire le poids de son histoire et de ses pratiques dans le paysage physique et politique d’aujourd’hui. Mais, dès 1995, quand la société a commémoré ses 40 ans, il a fallu constater que les archives de ses réalisations étaient dispersées ou détruites. Et par conséquent l’ouvrage consacré à cet anniversaire[2] a dû reconstituer imparfaitement une documentation. Autrement dit, ce qui suit appartient largement à une tradition orale, exposée à la fantaisie et à la posture professionnelle et sociale des gens qui la transmettent, celle de l’auteur de l’article pour commencer. Et sur ce qui se passe au-delà des frontières françaises, ne disposons que de lucarnes, échanges personnels, missions d’études, tambourinage de grands projets : les peuplades professionnelles échangent peu.

Commande publique : compétences internes et consultants privés

Dans la période 1955-1975 (à peu près), il reste néanmoins assuré que nos villes ont connu des extensions massives et autoritaires, portées par une croissance démographique, une industrialisation et un exode rural accélérés, complétée par une politique ambitieuse de grands équipements. Les campagnes aussi ont été remodelées par le remembrement et la concentration des structures agricoles.

Par conséquent l’Etat a mis en place des services d’études, de planification et de maîtrise d’ouvrage : dans les ministères techniques de l’après-guerre, puis après 1966 dans les grands ministères de l’Equipement et de l’Agriculture (territoire rural), et dans d’innombrables directions départementales, missions, établissements publics, organisations régionales d’études (Oréam) issues d’eux et de la Datar (Délégation à l’action régionale et à l’aménagement du territoire, elle-même créée en 1963).

A ces structures strictement publiques s’ajoutaient les sociétés opérationnelles de la Caisse des Dépôts (Scic, Scet, etc.). Puis venaient de grands bureaux d’étude pluridisciplinaires à statut privé (quoique souvent à capitaux publics), chargés de produire des doctrines, des documents de planification et des avant-projets : notamment le Groupe Caisse des dépôts[3] (Sedes, Béture, etc.) ou Métra international (Otam, Oth, Otu, etc.). Les principaux employaient des centaines de personnes et faisaient leur marché pour l’année à venir, hors de toute mise en concurrence, en visitant à l’automne une dizaine de fonctionnaires dans quelques ministères.

Enfin quelques très grandes agences d’architecture concevaient et pilotaient les travaux des grands ensembles d’habitation et des équipements liés, avec une volonté proclamée d’industrialiser ces tâches et de gagner en productivité.

Il s’agissait donc d’institutions d’Etat, ou entièrement dépendantes de lui, mises en place pour appliquer une politique d’urbanisation et d’aménagement du territoire accélérée, fonctionnaliste et « moderne », dotée de modes d’emploi[4]. A la même époque, il n’est guère qu’en Europe de l’Est qu’on trouvait une organisation aussi intégrée et centralisée.

A partir de 1970, les urgences sont devenues moindres, tandis qu’enflaient les critiques sur les résultats de cette politique. Le coup d’arrêt le plus symbolique est sans doute venu de la « circulaire Guichard », en 1973, qui interdisait la création de nouveaux ensembles de plus de 500 logements sociaux. Puis les lois de décentralisation de 1982 et 1983 ont déplacé vers les collectivités locales la responsabilité de l’urbanisme. Les commandes de l’Etat ont diminué, jusqu’à devenir marginales aujourd’hui. Le Groupe Caisse des Dépôts s’est principalement cantonné dans un rôle de maître d’ouvrage des collectivités, via les SEM de son réseau (on ne parle pas ici des ses filiales promotion).

Cependant des années ont été nécessaires aux collectivités pour se doter de services structurés et pour prendre l’habitude de faire appel à des consultants. Les effets les plus visibles du renouveau sont venus de grands projets de centre-ville, incarnés par de grands concours après 1988 (Sextius Mirabeau à Aix, Euralille, Seine Rive Gauche, etc.), et par les programmes de la Politique de la Ville (quoique ceux-ci restent largement impulsés par l’Etat). Toutes ces initiatives impliquaient un zonage précis des interventions.

Les grands projets ont fait émerger quelques architectes/urbanistes stars, ont marié des couples maire/architecte parfois tumultueux et fugaces, mais n’ont jamais représenté qu’un très faible pourcentage de la construction en France. Néanmoins ils ont fait école dans l’ingénierie urbaine issue d’une commande publique, jusqu’à aujourd’hui : quel que soit le problème posé, dès l’amont du projet l’équipe d’étude est ordinairement menée par un futur maître d’œuvre de travaux, architecte ou paysagiste, appuyés par des bureaux d’étude technique.

Cela donne du lustre à des urbanistes qui dessinent (architectes ou paysagistes) par comparaison avec ceux qui écrivent (sociologues, monteurs d’opérations, etc.), ou qui comptent (économistes, programmistes). Et cela déplace les rémunérations des consultants (donc leur rentabilité) vers les phases de réalisation (les honoraires de maîtrise d’œuvre) au détriment des études préalables. Dans l’enquête de 2003 citée plus haut (note 1), sur une quinzaine de projets importants, nous avions établi que le coût de ces études préalables n’atteignait jamais 0.5% des investissements attendus sur les sites concernés (aménagement + bâtiments). C’est faible, par rapport aux enjeux et tout simplement aux pratiques d’autres branches de l’économie productive. C’est pourtant à ce stade que se prennent les décisions cruciales : périmètre, programme, phasage, etc.

Encore s’agit-il là de projets prioritaires bien identifiés. Reste le tout venant des études urbaines, définitions de stratégies ou élaboration de documents réglementaires par exemple, la situation actuelle est moins lisible. Du côté des commanditaires, les collectivités locales cherchent leurs marques. Les chevauchements de compétences sont fréquents, alourdissant la maîtrise d’ouvrage urbaine. Il n’est pas rare de croiser plusieurs études sur le même thème à la même époque, chacune financée par un étage du millefeuille territorial. Les intercommunalités, notamment, héritent lentement des principales responsabilités de l’urbanisme. Mais dans bien des cas leur légitimité reste faible, et leur territoire encore instable, ce qui modère naturellement leurs initiatives. C’est tout l’urbanisme au quotidien qui est ainsi négligé, notamment dans les petites communes. Les grands territoires périurbains sont entre autres oubliés, alors que leur population augmente formidablement.

La reconstitution d’une ingénierie interne n’est guère à l’ordre du jour, contrairement à ce qui peut se passer par exemple en Angleterre. Des organismes publics ou para publics périphériques (Agences d’urbanisme, établissements publics fonciers, sociétés d’aménagement, etc.) disposent de ressources, mais pas partout ni sur tous les sujets. Pressée par des contraintes budgétaires, la commande publique s’émiette donc en petits contrats, associés à des mises en concurrence très procédurières, pour des prestataires atomisés et en particulier peu capables d’exporter (nous parlons toujours d’urbanisme, pas d’architecture). En pratique, sur longue période, on assiste à une érosion des tarifs des consultants, qui depuis les années 80 ne sont protégés par aucun barème, contrairement à d’autres pays (Suisse ou Allemagne).

Commande privée

On conviendra sans méchanceté que les produits immobiliers des opérateurs privés français (promoteurs et pavillonneurs, pour le logement) obéissent à des logiques routinières. Cause et conséquence à la fois, leur marketing urbain est peu sophistiqué, beaucoup moins par exemple que celui de leurs homologues britanniques ou américains. Cela se réduit souvent à un examen rétrospectif de ce qui s’est déjà vendu dans un marché local. Du reste le bruit de fond médiatique fait de la construction neuve une priorité d’intérêt général, souffrant hélas de contraintes financières, sans que soit évoqué un défaut d’imagination. Dans ce contexte, les études programmes privés de recherches et développement restent timorés et faiblement financés, surtout lorsqu’il s’agit de projets urbains complexes.

Il est à cela des raisons économiques de fond. L’urbanisme opérationnel implique des anticipations et des prises de risques à long terme : le succès (ou l’échec) d’une opération d’aménagement ambitieuse s’établit que sur plusieurs décennies. Le non spécialiste pensera aux réalisations du Paris haussmannien, ou aux villes nouvelles des années 70. Ces délais ne sont guère du gout des entreprises privées ou plutôt de leurs financiers, surtout dans la conjoncture actuelle. Tandis qu’une simple promotion immobilière, même ambitieuse, se dénoue le plus souvent en moins de cinq ans (c’est déjà long). Par ailleurs, si les acteurs privés sont affranchis des échéances électorales, ils ne peuvent conduire de projets d’envergure sans le soutien des élus.

Mais il existe aussi des investisseurs qui, non seulement peuvent, mais doivent penser à l’avenir lointain. C’est notamment le cas des fonds de pension, gestionnaires des cotisations de retraites par capitalisation. Actionnaires féroces dans le court terme, comme on sait, ils doivent aussi constituer des portefeuilles de valeurs stables, dont des biens immobiliers et fonciers. Il est donc naturel que des « développeurs urbains » privés, maître d’ouvrage d’opérations complexes (parfois jusqu’à la ville nouvelle) aient apparu dans des pays où les retraites par capitalisation pèsent lourd : Etats Unis, Grande Bretagne ou Pays Bas par exemple. Ils intègrent les rôles d’aménageurs et de constructeurs, et gardent le plus souvent en propriété durable une partie des réalisations, centre commerciaux, bureaux ou logements locatifs. Cela constitue à la longue des références, avec des compétences, d’ailleurs pas sans échecs économiques et sociaux. En France, des grandes sociétés foncières sont ainsi branchées sur des fonds étrangers, mais n’ont pas cette expérience. Elle se cantonne plutôt à des ensembles immobiliers spécialisés, centres commerciaux, tours de bureaux, etc., laissant çà la sphère publique l’initiative des projets d’ensemble.

Néanmoins la tentation démange actuellement certains. Nous évoquons dans ce numéro, les structures intégrées de la Sncf et de la Ratp, déjà anciennes. Nous voyons les collectivités proposer aux opérateurs des appels à projet sur des sites à transformer, en laissant aux lauréat le libre choix de leur programme et de leurs architectes : on a vu ainsi s’emboiter « Réinventer Paris », puis « la Métropole du Grand Paris », puis « la Seine ». Le projet Europa City à Gonesse (93), initié par le Groupe Auchan, fait sensation et parfois scandale. Un peu partout émergent des projets urbains partenariaux (PUP), où les propriétaires de grands fonciers maîtrisent la transformation sous de conditions fixées par la collectivité.

Passons sur la légitimité du profit en la matière. Faut-il en conclure à la généralisation de ces procédures, et à la financiarisation radicale de la fabrique urbaine ? D’abord aucun projet privé n’est à la mesure d’une politique de développement régional. Tous par conséquent s’insèrent dans des marchés immobiliers potentiellement porteurs, principalement en Ile de France: les « zones tendues », moins de 10% du territoire et d’1/3 de la population française. Ensuite, pour qui a fréquenté les développeurs américains, anglais ou hollandais, un savoir faire reste à créer dans notre pays, qui ne peut se contenter de cas ponctuels.

Enfin on ne peut omettre l’histoire longue de l’urbanisme privé en France. Sans remonter plus haut, entre 1950 et 1970, nous avons connu des réalisations parfois réussies de cités jardins ou lacustres, en opposition avec les quartiers barres et tours édifiés au même moment : Maurepas et Villepreux (78) à l’initiative de Jacques Riboud, et Port Grimaud avec François Spoerri. Cela n’a guère fait école, faute de capitaux notamment. L’auteur de ces lignes peut en témoigner, pour avoir plaidé en faveur de cités jardins dans les années 70 et 80.

Est venue ensuite dans les années 80, une période de flambée des prix fonciers, surtout il est vrai dans l’agglomération parisienne et le midi méditerranéen. Les grands groupes bancaires et BTP ont alors créé leurs ensembliers urbains, dont la vocation la plus explicite était de fabriquer des terrains à bâtir pour leurs promoteurs, et accessoirement de proposer des services comme le chauffage ou la maintenance. Ces équipes ont été liquidées après la crise immobilière de 1991-92. Après 2000, les développeurs hollandais, déjà cités, ont fait des incursions en France, d’ailleurs assez mal accueillis par les collectivités. Ils ont plié bagage, à la suite de la crise de 2008. On voit donc que la poussée d’aujourd’hui n’est pas une nouveauté, et qu’elle ne s’appuie guère sur une pratique de longue haleine. Peut-on lui prédire une longue vie ? C’est à voir.

Cumul et transmission des savoirs ?

Personne ne songe à regretter l’urbanisme caporalisé des années 60. Tout de même, on peut reconnaître qu’elles avaient son corps de doctrine, ses études fondatrices, ses outils et méthodes, et son efficacité pratique. Dans la situation actuelle, une commande émiettée rencontre des prestataires atomisés. Les démarches de projet sont beaucoup plus tâtonnantes.

La remarque ne s’arrête pas au jeu de l’offre/demande d’études. Les instituts de recherche sont loin de l’opérationnel, certains domaines, comme l’économie urbaine, étant particulièrement mal servis. Les formations professionnelles se rassemblent dans des Ecoles Urbaines, mais émergent seulement d’un état de grande dispersion, dont la coupure entre écoles d’architecture et université est un signe. Les lieux de débat et les médias professionnels sont rares, ou dans des chapelles fermées. Des grands éditeurs ont abandonné leurs collections d’urbanisme, qui accueillaient des théoriciens et des praticiens, dans une ambiance souvent polémique. les connaissances partagées et le niveau apparent des savoir-faire ont baissé. Beaucoup de revues (pas Tous Urbains) ne survivent que grâce à l’appui de grandes institutions. On peut voir aussi dans cette situation un effet des passions françaises pour les statuts professionnels cloisonnés (enseignant, chercheurs, consultant privé). Autrement dit, la mise en commun des expériences et l’accumulation des savoirs restent à organiser. Espérons que cet article et son dossier auront contribué à poser le problème.

Jean-Michel Roux


[1] Cet article puise notamment dans une enquête effectuée par la Scet pour les Ministère du logement (Les études urbaines, budgets disponibles, prix de revient des consultants, 2003, direction JM Roux), souvent reprise dans des revues professionnelles, mais à ma connaissance jamais actualisée. J’ajoute les enseignements de missions ou voyages d’étude hors de France. Mais il faut regretter l’absence de comparaisons systématiques entre les processus de l’urbanisme opérationnels de divers pays, au moins à l’échelle européenne : autorités coordinatrices, règlements, politique foncière, opérateurs, etc. La commande d’architecture pour des bâtiments n’est pas examinée ici.

[2] La Scet, la ville,la vie 1955-1995, l’expérience d’un réseau 1996

[3] Le temps, le nombre, la ville, Groupe caisse des dépôts, 175 ans au service de la ville, Editions Carré, 1994.

[4] En particulier Jacques Lesourne et René Loué : L’analyse des décisions d’aménagement régional, et La gestion des villes, publiés tardivement (Bordas 1979 et 1985), mais utilisés bien avant en reprographiés.













Tous Urbains n°25 – Études urbaines : commande publique, commande privée

En ces temps troublés

Première livraison de 2019, ce numéro 25, achevé en janvier, est d’abord l’occasion de vous présenter à tous, chers lecteurs, nos meilleurs vœux pour la nouvelle année. Et n’y voyez pas seulement une formule rituelle – le rite ne serait-il pas d’ailleurs une manière de ne pas oublier – mais un souhait sincère dans un monde troublé.

Oui, la septième année d’existence de notre revue s’ouvre dans un monde troublé. La mondialisation qui s’avance inexorablement sans qu’on n’ait guère trouvé de contrepoids à une financiarisation généralisée de l’économie soulève des inquiétudes et des réactions. L’inquiétude suscite le repli sur soi et l’apparition de gouvernements autoritaires et populistes dans des pays pourtant réputés démocratiques aussi bien en Europe qu’en Amérique (nord et sud) ; l’occident voit s’amenuiser la prééminence que lui avait donnée la colonisation sans avoir su profiter de l’avancée scientifique et technologique qui l’avait accompagné ; la démocratie semble hésiter, prise comme dans un étau entre l’impudeur des puissants et le populisme qui se nourrit des difficultés des plus démunis. À New York, nous révèle un grand quotidien du soir, le fondateur d’un fonds spéculatif vient de s’offrir un pied à terre de plus de 2 000 m2 avec vue sur Central Park pour 238 millions de dollars (210 millions d’euros). Une nouvelle caste mondialisée s’est constituée, déconnectée de la vie réelle, et insouciante. Et aucun signe, ici ou là, ne semble annoncer une prise de conscience qui conduirait à une nouvelle nuit du 4 août et à l’abandon (au moins partiel) de ses privilèges. L’écart continue de s’accroître. Les paradis fiscaux continuent de fleurir, certains jusqu’au cœur même de l’Europe qui se dit vertueuse. Tout va très bien madame la marquise…

En France, les gilets jaunes continuent d’occuper les ronds-points et les esprits. Ils occupent également une place non négligeable parmi les éditos de ce numéro et sont par ailleurs présents sur notre site. Cette présence obsédante n’est que la traduction des questions qu’ils nous posent car de la manière dont se conclura leur action dépend sans aucun doute l’avenir du pays. Et la crédibilité de son président se joue à sa capacité à rechercher l’apaisement plutôt que d’attendre l’épuisement.

À la suite des éditos, ce numéro 25 propose un entretien avec l’anthropologue Tamatoa Bambridge qui nous parle de la Polynésie et conclut par le souhait de voir « mieux adaptées les politiques aux besoins et aux attentes réelles des populations et des territoires ». Toute ressemblance avec des évènements récents ne serait que…

Le numéro s’achève avec un dossier « études urbaines, commande publique/commande privée » qui n’est pas étranger aux réflexions engagées dans le numéro 24 sur les formations en urbanisme face aux nouvelles demandes (« Les métiers de l’urbanisme sous tensions »), ce qui nous ramène encore à l’aménagement du territoire : centres et périphéries, autoroutes, ronds-points et… gilets jaunes.

Le numéro 26 qui suivra reprend la même question sous un autre angle : voyons-nous aujourd’hui les flux prendre le pas sur les lieux et la connectivité prendre davantage d’importance que la centralité ? Il est l’occasion de préciser comment nous pensons aujourd’hui ces notions et si ce changement a des conséquences sur nos manières d’envisager les actions d’aménagement. Il nous pousse à regarder avec un œil neuf ce que nous appelons des infrastructures, des autoroutes au TGV, d’internet aux data centers. Il devrait logiquement vous parvenir au printemps.

Le numéro suivant, qui sera élaboré conjointement avec l’École urbaine de Lyon, sera un numéro double, 27-28, construit autour d’un dossier substantiel consacré à la Chine. On se souvient que 2018 avait consacré un dossier aux « Nouvelles routes de la soie », interrogeant ainsi les stratégies de la Chine pour redéfinir son rôle dans une économie mondialisée. Dans le futur dossier qui a fait l’objet d’un premier comité de rédaction commun tenu à Lyon fin janvier*, nous nous concentrerons sur la Chine elle-même, le pays le plus peuplé de la planète, saisi à partir de plusieurs angles : territoire et urbanisation ; la question du nombre ; démographie, démocratie et gouvernance ; préoccupations patrimoniales et inquiétudes environnementales…

Outre les dossiers qui donnent à chaque numéro leur personnalité, Tous urbains continue à alterner des entretiens en relation directe avec le thème du dossier tandis que d’autres font référence à diverses questions qui traversent notre société urbaine. Ainsi, l’entretien avec Jean- Pierre Duport préfigurait d’une certaine manière les questions de ce numéro-ci sur l’évolution de la commande tandis que celui avec Joan Busquets était directement relié au thème de la formation en urbanisme qu’il éclairait d’une expérience double à Barcelone puis à Harvard. Celui présenté ici avec l’anthropologue Tamatoa Bambridge nous conduit en Polynésie ; il suggère d’ouvrir la question de notre territoire national face à notre histoire coloniale et constitue de ce fait un appel pour de futurs dossiers.

Comme nous l’avions annoncé, la mise en route du site tousurbains.com qui nous permet de réagir plus rapidement aux faits de l’actualité et d’échapper aux contraintes du format nous a conduit à y transférer la rubrique lecture créée en 2017. Elle comprendra notamment le compte rendu de trois ouvrages : Rémy Ailleret, Poétique de la ville, urbanisme et architecture, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2018 ; Chantal Callais, L’échoppe de Bordeaux, Bordeaux, La geste, 2018 ; Christian de Portzamparc et Philip Jodidio, Portzamparc buildings, New York,
Rizzoli, imprimé en 2017 mais sorti en 2018 à l’occasion de la remise à l’architecte du Premium imperiale à Tokio.

Ainsi, à l’automne, avec le numéro sur la Chine, s’achèvera l’année 2019. L’année 2020 inaugurera une nouvelle décennie et nous entraînera vers de nouvelles aventures.

Enfin, toutes nos excuses en ce qui concerne dans notre dernier numéro l’établissement de rattachement de Frank Dorso mentionné par erreur, il s’agit de École d’urbanisme de Paris et rien d’autre.

Philippe Panerai

* Le comité de rédaction du n° 27-28 s’est tenu à Lyon dans le cadre du festival de l’École urbaine qui s’est déroulé du 24 au 31 janvier, dans les Halles du Faubourg autour du thème de l’anthropocène. Tous urbains participait également à ce festival par sa présence dans la librairie et une présentation-débat autour du numéro 24 : « les métiers de l’urbain sous tensions », dirigé par Michel Lussault et Guillaume Faburel.

Philippe Panerai

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Entretien avec Joan Busquets – villes, recherches et projets

Architecte, Joan Busquets Grau est depuis 2002 professeur d’urbanisme à la Graduate School of Design, Harvard University (Cambridge, Mass.). Avec Manuel de Solà-Morales, Antonio Font, Miguel Domingo et Jose Luis Gomez, il a été cofondateur du Laboratorio de Urbanismo de Barcelone en 1969, puis professeur à l’université de Barcelone (upc). Au long des années 1980, il a été responsable de l’urbanisme à la municipalité de Barcelone. Et depuis 1990, il a développé des travaux d’urbanisme et d’architecture dans différentes villes comme Rotterdam, Tolède, La Haye, Trente, Lisbonne, Toulouse, Delft, São Paulo, Ningbo ou Singapour. Il a obtenu le Prix national d’urbanisme en 1981, 1986 et 1996, le prix européen Gubbio en 2000, le prix Erasmus à Amsterdam en 2011 et le Grand Prix spécial d’urbanisme à Paris en 2011.

Tous urbains – Joan Busquets, professeur à Harvard, vous êtes aujourd’hui responsable de projets dans le monde entier. Comment tout cela a-t-il commencé, quelle formation, pour- quoi l’architecture, et comment la ville est-elle arrivée comme question dans votre propre formation, puis dans votre façon d’enseigner ? Mais d’abord : pourquoi l’architecture ?

Joan Busquets – Avant d’entrer à l’université, mon intérêt pour l’architecture était un peu idéaliste : une attirance pour la capacité de modifier la réalité ; et ses implications sociales ; dans l’enseigne- ment pré-universitaire j’aimais beaucoup la précision de la technique et l’interprétation de l’architecture comme œuvre d’art, dans l’esprit des années 1960.

À l’origine de mon intérêt pour la ville, je vois deux raisons principales : d’une part mon intérêt pour le rôle social de l’architecture, que j’avais appris pendant mes études à Barcelone, et d’autre part l’influence du maître, Manuel de Solà-Morales, à partir du travail du séminaire de « fondation » qu’il avait organisé et qui a été à l’origine de la création du Laboratoire d’urbanisme de Barcelone (Lub), en 1969. À partir de cette période, je distingue quatre ou cinq étapes, évidemment pas totalement indépendantes, mais qui correspondent à des moments particuliers de ma formation personnelle et à des profils différents de mon travail personnel de recherche et professionnel.

Avant de passer aux étapes du développe- ment de votre réflexion, pouvez-vous préciser les raisons de la création du laboratoire ? Était-il ouvert aux étudiants et à partir de quel moment de leur cursus : études doctorales ou plus tôt ? Qui déterminait les sujets de recherche : le laboratoire ou des instances extérieures ? Qui les finançait ? Quels rap- ports entretenait-il avec la municipalité à cette période, 1969-1980, où l’Espagne n’était pas encore complètement sortie du franquisme ?

Le Lub trouve son origine en 1969 dans la volonté de développer la recherche pour une forme de ville différente, une forme de ville qui n’était pas possible dans la période franquiste où les décisions étaient liées à la spéculation foncière, à l’argent facile que l’on pouvait gagner avec l’immobilier dans une ville dense et une forte croissance. Dans ce contexte, nous avons évité de travailler pour les municipalités non démocratiques, et l’argent de la recherche venait soit de bourses du collège des architectes soit des fondations universitaires. Comme enseignants assistants à l’université, le salaire permettait de survivre. Aussi participions-nous à des concours, auxquels nous donnions des réponses un peu utopistes mais qui permettaient de faire avancer la recherche sur la ville ; je pense au concours de « La Ribera » à Poblenou sur le waterfront de Barcelone, organisé pour les associations de quartier. Les étudiants participaient à la réalisation des études, mais le doctorat a été formalisé quelques années plus tard.

Pourrait-on associer aux différentes étapes de votre travail un livre ou une publication qui le résumerait ou le symboliserait ? Ainsi, après votre formation initiale, votre premier travail de recherche, qui a été publié beaucoup plus tard sous le titre La urbanización marginal, portait sur une question alors très peu abordée. Qu’est-ce qui vous a poussé à analyser les quartiers informels de Barcelone et qu’est-ce que vous en avez tiré comme enseignement par la suite ?

Dans la période de création du Lub, la recherche et l’enseignement étaient intimement liés. La recherche formait la base d’un enseignement différent de l’urbanisme conventionnel et constituait une alternative dans l’École. On passait d’un urbanisme planificateur, abstrait et générique, à un urbanisme qui prenait en compte l’étude minutieuse de la réa- lité concrète et surtout qui engageait des propositions d’actions, soit construire, soit réaménager, souvent les deux.

Pour nous, il était clair que c’était seulement sur la base d’une recherche innovante, prenant Barcelone comme « matière de connaissance », que l’on pouvait inspirer un système d’enseignement différent. Dans cette période, j’ai travaillé surtout sur les formes de l’autoconstruction. Elles étaient complètement ignorées durant la période franquiste. On a cherché à com- prendre comment la ville était fabriquée en tant que forme physique, c’est-à-dire comme processus de construction matérielle, avec parcelles, bâtiments, urbanisation – c’est-à-dire réseaux et équipements. On a appelé cette méthode « Formes de croissance urbaine ». Dans la urbanización marginal (UM), la construction était faite seulement de petits bâtiments, mais qui ne renvoyaient pas à un droit de propriété sur un terrain délimité formant une parcelle. Cela lui donnait une situation « marginale » aussi vis-à-vis de la loi. La UM a permis de comprendre autrement le problème de l’habitat dans le contexte de la croissance rapide de Barcelone dans les années 1960 et 1970. On dépassait la position romantique à la mode alors et qui mettait l’accent sur la composante de « liberté » liée à l’autoconstruction. On parlait d’ailleurs de la surexploitation des travailleurs obligés de bâtir eux-mêmes leur propre maison. Nous avons compris que les « formes de logements massives » de l’après-guerre n’étaient qu’une partie de la solution, qu’il fallait imaginer d’autres morphologies, d’autres processus.

Les « Formes de croissance » ont permis aussi de découvrir et de comprendre les autres formes de la ville : la ville ancienne, l’Eixample, les cités-jardins, les grands ensembles, etc. Ce sont des morphologies urbaines différentes en tant que formes mais surtout qui obéissent à des processus de construction spécifiques et distincts. Cette hypothèse a permis de déboucher sur une autre vision du « projet de la ville », celui-ci devenant une partie essentielle du processus de développement urbain. On peut comprendre que cette approche ait pu passionner l’étudiant d’architecture que j’étais, toujours intéressé à imaginer quels pouvaient être les « espaces » d’intervention possibles de l’architecte. On a pu dire ainsi que ce type de formation des jeunes architectes de Barcelone, si impliqués dans la connaissance de leur ville, a beaucoup aidé à son développement pendant les années 1980 et 90.

À cette époque, vous avez été responsable de l’urbanisme (Director de Planajement) à la municipalité de Barcelone, période reconnue notamment pour l’action urbaine qui a été conduite, pour la capacité que la ville a eue de tirer parti des Jeux olympiques pour accélérer ses projets, et qui est devenue un exemple à l’échelle mondiale. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce moment ?

À partir de la période démocratique en Espagne, notre groupe du Lub a commencé différentes formes d’appui auprès de l’administration locale. Ce n’était pas une participation institutionnelle mais surtout une collaboration individuelle ou privée. Avec J.L. Gomez, nous avons essayé de faire un projet urbain pour réurbaniser et légaliser une urbanización marginal, le quartier de Sant Josep, qui est devenu une référence pour les autres quartiers informels à la périphérie de Barcelone. Nous avons gagné le Prix national avec ce projet. En parallèle, le Lub a commencé à mettre en valeur quelques projets majeurs de la ville comme le projet Cerdà pour l’extension de Barcelone, qui a été pour notre groupe un sujet de recherche spécifique et a donné lieu à des expositions et des publications, puis est devenu très populaire aujourd’hui.

À partir de 1982, j’ai commencé à travailler pour la Ville de Barcelone, à l’invitation d’Oriol Bohigas et du maire Maragall. La Ville avait commencé par la requalification des espaces publics mais les quartiers demandaient une stratégie plus globale et plus complète. La vieille ville et les quartiers populaires, sont devenus la matière d’un travail d’expérimentation de leur réhabilitation : des espaces publics, mais aussi des logements, des équipements, de l’activité économique. Les Peri (plans de réforme intérieure) ont cherché à donner une cohé- rence à l’action municipale. Mais les diffi- cultés liées à la mobilité et aux transports en commun nous ont obligés à prendre en main le sujet de la voirie. Nous avons donc travaillé sur un « plan des voies », puis sur les « nouvelles centralités », dont l’objectif était d’augmenter le potentiel économique de Barcelone dans les secteurs de « terrains délaissés » à l’intérieur de la ville. Dans cette dynamique, la possibilité a été don- née, en 1985, de proposer la candidature de Barcelone comme ville olympique pour 1992. Quatre des centralités devaient deve- nir des aires olympiques et faciliter beau- coup la cohérence urbanistique du projet global. Un livre exprime cette expérience : Barcelona. The Urban Evolution of a Compact City, traduit en quatre langues mais mal- heureusement pas encore en français.

Cette expérience de travail à l’intérieur de la municipalité de Barcelone, en prise directe avec la commande politique, a-t-elle modi- fié votre manière de voir les choses et vous a-t-elle conduit à changer le contenu de votre enseignement ?

Après la période d’implication dans l’administration municipale, j’ai repris l’enseignement à l’université de Barcelone, au Lub, et j’ai essayé de vérifier si mon expé- rience de l’urbanisme « urbain », pour reprendre l’expression de Manuel Solà- Moralès, avait une traduction possible dans d’autres villes, surtout en Europe. Nous avons, je pense, réussi à introduire la réflexion au niveau des projets urbains, que l’on avait jusque-là surtout pratiqués à l’échelle du fragment de ville. Mais nous avons pu le replacer dans une vision plus globale, même si nous avons dû accepter de n’agir concrètement que sur une partie du territoire urbain. Ainsi, nous avons travaillé sur la réactivation de la ville historique à Trente ou à Tolède, sur l’extension de la ville à Nesselande, près de Rotterdam, sur les espaces publics comme agents de la transformation à Alghero en Italie ou à Toulouse, sur la diversification des villes moyennes et leur rapport avec l’eau à Las Palmas, La Coruña en Espagne, au Grau-du-Roi en France… Nous avons aussi changé l’échelle d’infrastructures comme le projet pour le train à Delft ou à La Haye où le train aérien augmente l’accessibilité au centre et aux transports en commun.

Cette pratique professionnelle est difficile mais elle est bien sûr très intéressante. Elle a permis de changer les outils d’analyse urbaine et de dessin de la ville et a beaucoup influencé les enseignements de l’urbanisme à l’École de Barcelone. Les étudiants sont à présent capables de com- prendre l’importance de l’existant et de l’histoire, d’interpréter les projets menés par la Ville. Ils sont en mesure d’aider à ce que des décisions pertinentes soient prises sur ce qu’il faut faire demain, sur les mécanismes à mobiliser pour améliorer la ville. En annexe, est jointe la liste des publications portant sur des projets professionnels qui traitent d’une recherche sur les villes  et leur projets et alimentent une forme différente de consolider et de transmettre la discipline du projet urbain. Ce sont des travaux fragmentés, dans des villes très différentes, mais j’ai des doutes sur le fait que l’on puisse jamais en faire la « synthèse ».

De Barcelone vous passez à Harvard, où vous devenez professeur d’urbanisme…

À partir du 2002 j’ai accepté la chaire d’urban design à la Graduate School of Design et j’ai souhaité poursuivre mon activité professionnelle à temps partiel, principalement en Europe, l’enseignement restant aux États-Unis. J’étais intéressé par la connaissance du milieu américain et curieux de voir si je pouvais y appliquer les méthodes que nous avions expérimentées à Barcelone.

Il faut dire que le contexte à Harvard est très ouvert : des tendances différentes se côtoient dans l’école, mais toujours avec une culture urbaine très extensive. La question de l’urbanisation à l’échelle mondiale dans les pays d’Asie ou d’Amérique latine et les grandes transformations urbaines ici sont en même temps présentes. J’ai eu la chance de reprendre un travail théorique sur la composition des formes d’urbanisation et ce qu’elles nous ont apporté comme progrès social. L’étude de ces mécanismes assez divers va, avec la création de grandes infrastructures, de l’expansion urbaine à l’intensification du travail, ou le renforce- ment du capital. Aujourd’hui, on réfléchit également à un modèle de développement plus inclusif, qui tienne fortement compte des bénéfices réels induits, et du partage qui est rendu possible.

Dans le studio que j’anime, j’oriente ma pédagogie vers la recherche appliquée dans différentes villes à partir d’hypothèses d’intervention assez particulières. Par exemple, les changements de formes de la mobilité, ou l’identification de formes de travail et d’économie innovantes. Je publie les résultats chaque année, ce qui permet de suivre et de faire évoluer les outils en fonction des problématiques traitées. On a commencé par l’étude du rapport de Cambridge (Mass.) avec son fleuve, sachant qu’elle en est coupée par une rocade de chaque côté qui partage le campus de Harvard en deux. Comment réagir même en travaillant dans une petite ville ? Après la Catalogne et son échelle régionale, j’ai travaillé sur Lisbonne, Quito, Shenzhen, La Nouvelle-Orléans, Hangzhou, Chicago, etc.

Un autre des outils pédagogiques est formé par les séminaires théoriques qui permettent d’ouvrir le champ de l’urban design aux nouveaux enjeux de notre société urbaine. Nous avons ainsi cherché différents « modes » de dessins de la ville et nous en avons tiré une publication et une exposition : Cities, X Lines. Nous avons analysé certaines des valeurs de la ville traditionnelle et nous en avons tiré Urban Grids, qui va être publié à la fin de 2018. L’étude des tendances lourdes de la trans- formation des grandes villes dans le monde a été le support d’une autre recherche concernant les demandes d’une mobilité durable ou d’une ville plus efficace, en imaginant ce que peut être un métabolisme métropolitain plus rationnel.

Pour autant, j’ai cherché à maintenir le lien avec Barcelone et sa métropole. Dans cette logique, en 2014 et 2015, j’ai organisé des workshops impliquant beaucoup d’architectes de Barcelone et même du Lub. L’idée était d’apporter une autre perspective à la compréhension du développement métropolitain de Barcelone. Nous avons analysé les nouveaux paradigmes et leur impact sur les formes de la ville actuelle. Nous en avons tiré la définition du concept de Metropolis of cities comme réponse aux demandes d’identité de plusieurs villes qui veulent partager les éléments forts de la métropole, mais souhaitent avoir leur propre rythme de décision. Le catalogue en trois volumes explique assez bien la nature de cette recherche.

Je perçois que les étudiants, dans le séminaire et les studios, sont très ouverts aux « méthodes » européennes. C’est-à- dire qu’ils partagent leur capacité de dessin de la ville, sans mettre de côté pour autant les dimensions sociales et esthétiques qui impliquent des compromis, des négociations. Il ne faut pas oublier cependant l’histoire urbaine et la capacité qu’ont eue notre métier et notre discipline d’apporter des réponses aux conséquences matérielles et urbaines de la croissance, comme nous en avons parlé précédemment. Elles ont été aussi en mesure d’accompagner le développement économique et les changements liés aux nouvelles formes de mobilité ou de modalités créatives du travail. La discipline de l’urbanisme est quelque- fois confondue avec celle du paysage, avec laquelle elle partage beaucoup d’éléments. Mais il faut reconnaître que le monde végétal et le monde urbain ont des spécificités, même si aujourd’hui nous sommes capables de « mélanger » l’ensemble pour faire une ville plus agréable et durable, comme l’avait déjà noté Ian McHarg il y a déjà quelques décennies.

Le sujet de l’urbanisme, de la ville, la dimension mondiale de l’urbanisation en font à présent un thème récurrent des réflexions et des politiques publiques. Vous qui avez une large expérience internationale, pensez-vous que l’évolution des approches urbaines est à la hauteur des enjeux ? Quelles recommandations faites-vous face à la demande récurrente d’implication des habitants dans le développement de leur cadre de vie ? Que diriez-vous aux politiques ?

Vous avez raison, il y a aujourd’hui de nouveaux enjeux et la société est très attentive à la question de la ville durable, du changement climatique, etc. Notre travail consiste surtout à préparer des solutions urbanistiques pour répondre à ces « challenges ». C’est n’est pas facile, car dans ce champ il y a toujours une grande distance entre les idées et les actions qui permettent de les développer ; et il y a toujours beau- coup de « gaps » et de médiations que poussent à diluer les propositions du projet d’une ville différente ; mais il faut insister pour réduire la distance et montrer que le « dessein » de la ville à plusieurs échelles, c’est une question nécessaire pour mieux vivre, respecter la planète et mettre en valeur notre passé. Il faut être innovant et définir avec clarté de nouveaux paradigmes pour être compris par les habitants et les politiques, qui finalement souhaitent tou- jours un meilleur cadre de vie.

Dans ce contexte, je suis partisan d’un travail de recherche sur le projet et son application dans des contextes différents. Cette recherche appliquée doit être impulsée sur les champs qui concernent la ville, ce qui est à mon avis le système plus intéressant pour fabriquer de la théorie. De cette façon, on pourra développer de nouvelles pistes sur la manière d’enseigner et proposer des applications plus créatives et mieux adaptées au cas réel de chaque projet et de chaque ville. Il faut se souvenir que notre milieu est toujours trop dominé par les solutions immédiates ou standard, qui deviennent assez souvent banales car elles ne prennent pas en compte le besoin d’expérimenter et de transformer les modèles dont nous héritons pour contribuer à une ville plus efficace, mais aussi plus inclusive et plus juste.

Êtes-vous optimiste ?

Je pense qu’il y a de bonnes raisons d’être optimiste. L’humanité en général est dans un processus d’une grande conver- gence qui nous permet une vie plus longue et une meilleure santé. La technologie a joué un rôle important depuis un processus silencieux du « progrès humain », avec des inventions importantes, parmi lesquelles la rénovation de l’architecture dans le siècle passé ou la diffusion de l’électricité dans la ville.

Dans une perspective d’architecte urbaniste, on comprend que l’intelligence artificielle ne va guère être capable de remplacer la créativité humaine ni les émotions ou la passion si nécessaires dans notre travail.

Il faut continuer à travailler avec l’esprit de la modernité, mais revisitée à la mesure des enjeux actuels. Cela nous oblige à avancer avec rigueur, à la fois sur la compréhension du territoire et sur la prise en compte de l’histoire, avec précision, modestie et persévérance, car la société urbaine démo- cratique exige de nous cet effort continu. Et dans cette perspective, je suis très intéressé aujourd’hui par la recherche sur les formes de « régularité urbaine » qui pourront être appliquées dans le futur pour un « design » de la ville plus « ouvert et adaptable », afin de renforcer l’ensemble urbain, plutôt que de multiplier les opérations autonomes et « singulières » – qui cherchent à épater les bourgeois, mais sont plus difficiles à main- tenir dans la longue durée, comme la ville ne cesse de nous le répéter.

Il nous a semblé intéressant de signaler le travail de publication et d’édition qui a accompagné dès l’origine les recherches et les projets de Joan Busquets et qui constitue l’une des marques de fabrique du Lub. On en trouvera ci-après une sélection qui montre la variété et le rythme d’une production qui, associant souvent des étudiants, des services des villes ou d’autres partenaires, s’est poursuivie à Harvard.

Jean-Pierre Charbonneau, Philippe Panerai

Article paru dans Tous urbains n°24, Novembre 2018

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Photo © Praemium Erasmianum Foundation







Tous Urbains n°24 – Les métiers de l’urbain sous tension

C’est dans ce contexte confus que Tous urbains, avec ce numéro 24, clôt sa sixième année.

Et curieusement, l’arrivée de l’automne qui accompagne la rentrée des classes est l’occasion de deux nouveautés. La première que nous avions déjà annoncée lors du numéro précédent est l’ouverture du site tousurbains.fr qui a commencé à s’étoffer et nous permet dorénavant de suivre de plus près l’actualité grâce à des mises à jour mensuelles, de développer plus facilement certaines questions qui nous intéressent* et de présenter quelques images en couleur rompant avec la discrétion janséniste de la revue papier. Faut-il préciser que l’accès à ce site est gratuit et qu’il ne faut pas le confondre avec la mise sur le net des différents numéros de la revue.

L’été a été chaud, le débat politique incertain. Concernant notre milieu, la loi Élan est passée discrètement en première lecture tandis que les vacances de Monsieur Hulot ont suscité des réactions diverses, puis la vie a repris son cours avec un nouveau ministre, entraînant un petit jeu de chaises musicales dans l’indifférence quasi générale, avant que le départ du ministre de l’Intérieur qui rentre dans sa bonne ville de Lyon ne vienne rebattre à nouveau les cartes en ouvrant ce qu’un grand quotidien du soir appelle une crise, avec un remaniement à la clé, alors que les politiques étaient déjà en train de préparer les européennes et les municipales principalement envisagées comme des tests pour… les prochaines présidentielles. Autour de nous, le spectacle reste assez morose et incertain, qu’il s’agisse de la montée du populisme avec des accents fascistes dans plusieurs pays d’Europe, des difficultés de l’Angleterre empêtrée dans son Brexit, des interminables conflits du Moyen-Orient ou des nouvelles tendances du Brésil.

La seconde voit l’engagement d’un partenariat avec l’École urbaine de Lyon (Eul), partenariat qui se traduit aujourd’hui par un dossier consacré aux métiers de l’urbain coordonné par Michel Lussault et Guillaume Faburel. Le débat sur le titre (peut-être vaudrait- il mieux dire les métiers de la ville ?) n’est pas une coquetterie d’écriture, mais exprime la volonté de L’École urbaine et la conviction de Tous urbains qu’il est nécessaire de repenser les formations dans une vision plus large que les Instituts d’urbanisme actuels dans un moment où la mondialisation entraîne des mutations profondes, certaines douloureuses, notamment pour les petites villes et les villes moyennes auxquelles nous avons consacré plusieurs éditos et plus récemment un dossier (n° 21), tandis que la commande publique (État et collectivités territoriales) voit ses moyens réduits. Ce partenariat ne se limite pas à la coproduction de ce numéro mais est appelé à se poursuivre pas des éditos réguliers et des rencontres sur des thèmes communs. Compte tenu de l’importance du sujet et de la richesse des contributions, nous ouvrons dès à présent une page du site consacrée à nos débats sur ce sujet.

Prolongeant les questions du dossier, un entretien avec Joan Busquets, professeur d’urbanisme (ou plutôt d’urban design) à Harvard, montre ce que peut être une trajectoire professionnelle qui mêle depuis toujours recherche, projets et enseignement sur les villes en même temps qu’elle illustre la dynamique engagée il y a presque un demi-siècle avec la création du Laboratoire d’urbanisme de Barcelone (lub, Laboratorio de Urbanismo de Barcelona).

Enfin, vous trouverez les rubriques habituelles : éditos dont deux éditorialistes invités, regard critique, télégrammes et bulletins d’adhésion à l’association Tous urbains et/ou à la revue, ce rappel n’étant qu’une manière de vous dire qu’une revue n’existe que par ses lecteurs. Et puisque ce numéro clôt l’année, nous pouvons déjà annoncer deux thèmes retenus pour l’année 2019 : la commande publique et son évolution en France avec quelques points de comparaison dans des pays voisins et centralité/connectivité, un débat.

Toutes nos excuses à Cynthia Ghorra-Gobin d’avoir estropié son nom dans la dernière couverture.

Quand vous recevrez ce numéro, il sera temps de vous souhaiter une bonne année.

Philippe Panerai

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Avancées chinoises et connectivités au pluriel

Comprendre l’actualité et l’avenir proche du projet Obor (une ceinture, une route) exige de rappeler deux faits majeurs avant par le pouvoir chinois depuis qu’il a opté pour une certaine ouverture du marché à l’intérieur et à l’extérieur du pays ne sont guère compréhensibles.

Une révolution urbaine

Ce n’est pas un hasard si on a parlé à propos de la Chine d’une seconde révolution, la révolution urbaine, qui a succédé à la phase maoïste, marquée par l’idéologie et par un retour dans les campagnes. Cette révolution urbaine a plusieurs caractéristiques : elle accompagne un mouvement d’exode rural à l’origine de flux migratoires intérieurs qui se sont dirigés dans un premier temps vers le littoral ; elle donne lieu à la constitution de duopoles (un port connecté à une ville de l’intérieur : Pékin et Tianjin, Nankin et Shangai…) ; elle génère un mouvement de métropolisation associé à des villes émergentes et à des villes déjà constituées ; elle passe, loin de reproduire la centralité à la française et le fonctionnalisme urbain, par le pari d’une connectivité indissociable des révolutions technologiques qui affectent l’information, la communication et les transports ; elle mise sur le transport ferroviaire à grande vitesse et dispose aujourd’hui de son propre Tgv. Comme cette révolution urbaine à la chinoise est placée sous l’égide de la thématique de la ville chinoise « harmonieuse », bien des observateurs en ont conclu à une urbanisation rapide et efficace. C’est oublier que la dynamique urbaine est en Chine indissociable d’une volonté de contrôle aujourd’hui renforcée par les technologies (du type contrôle facial) : d’une part les flux migratoires sont soumis à l’obtention d’une carte de résidence (le hukou) permettant d’accéder aux services sociaux (ceux de la ville : santé, éducation) ; d’autre part, les connexions que sont les gares ou les aéroports se présentent comme des sas favorisant le contrôle des populations. Si la Chine a opté pour une mobilité adaptée à sa dimension continentale et à l’importance de sa population, cette mobilité va de pair avec une volonté de contrôle sans laquelle le pouvoir du Parti serait fragilisé (et l’on sait que le pouvoir de Xi Jinping ne va pas dans le sens d’une libéralisation politique mais dans celui d’un renforcement du pouvoir du Parti communiste chinois).

Une Chine extravertie

Inséparable de la mobilité et de la connectivité internes, le développement économique chinois passe par une « extraversion radicale » qui se concrétise par une extension du monde chinois qui n’est plus « sinocentré ». « La fin de la centralité chinoise s’accompagne d’une redéfinition de ce qu’est le monde chinois. L’idée de « Chine », aux yeux des dirigeants de Pékin, comme des Chinois extracontinentaux, excède le strict territoire de la République populaire de Chine, et la Chine continentale revendique sous sa souveraineté polie- tique tous les compatriotes (tongbao) de Hong Kong, Macao et Taïwan, ainsi que sous son autorité ethnique et culturelle l’ensemble des Chinois d’outre-mer (hua- qiao) et des populations pouvant se régla- mer d’une quelconque identité chinoise dans le monde. Après 1992, toutes les zones de développement en Chine créent des secteurs d’accueil pour les Chinois de l’extérieur, les Chinois d’outre-mer et ceux qui ont acquis à l’étranger savoir et fortune. » Indissociable d’une diaspora diffuse et hétérogène, l’ouverture de la Chine au monde est avant tout sino-chinoise. Dans cette perspective historique, il ne s’agit pas pour la Chine de s’imposer à l’extérieur comme le centre à sa périphérie coloniale, mais de rejoindre le monde chinois existant déjà à l’extérieur.

Connectivités au pluriel

C’est dans le contexte de cette double dynamique – celle d’une urbanisation misant sur la connectivité et d’une ouverture chinoise au monde qui ne date pas d’aujourd’hui – qu’intervient le projet Obor, qui ne va pas sans ambiguïté. D’une part, il fascine les Occidentaux qui s’imaginent parcourir de nouvelles routes de la soie qui iraient dans leur sens. Et d’autre part, il inquiète les politiques occidentaux qui ne cèdent pas à l’illusion de croire qu’Obor est placée sous le signe de « l’harmonie », comme si le doux commerce faisait disparaître les velléités politiques et le contrôle des populations. C’est pourquoi il est éclairant de distinguer les modes de connectivité privilégiés et les connexions mises en avant. Le parcours d’Obor (un cercle comme une toile Web et des routes comme autant de connexions). « Assemblage ambitieux », le projet Bri, qui en appelle à des formes de coopération diverses et adaptées dans les pays qu’il traverse, met en avant deux volets sur le plan des transports et de la mobilité : un volet terrestre, ferroviaire et routier (silk road economic belt) ; et un volet maritime (21st century maritime silk road) qui privilégie deux axes : l’axe Chine/Malacca/Suez, et celui de la route maritime du Nord depuis 2017.

L’aspect maritime du volet transports a effectivement pour but de développer un réseau portuaire entre la Chine et l’Europe via le détroit de Malacca et le canal de Suez afin d’établir et de renforcer les entreprises chinoises. Cela se traduit par une présence économique multiple : prise de participation dans la gestion des ports, construction de terminaux portuaires, prise de contrôle du port du Pirée par l’entreprise de transport maritime Cosco, qui acquiert également une participation majoritaire dans Kumport (le troisième terminal de conteneurs de la Turquie) ; investissements dans les infrastructures portuaires à Gwadar au Pakistan, Bagamoyo en Tanzanie, Mombassa au Kenya, Hambantota au Sri Lanka… Et l’on peut ajouter à cette liste des opérations à Colombo, Djibouti, Manille, Cebu. Indissociable de la conteneurisation et du rôle décisif du fret maritime (90 % du commerce mondial), la route maritime, la plus étendue, regarde vers l’Afrique orientale avec l’idée de raccorder par voie terrestre et ferroviaire celle-ci à l’Afrique de l’Ouest.

Indissociable d’une diaspora diffuse et hétérogène, l’ouverture de la Chine au monde est avant tout sino-chinoise. Dans cette perspective historique, il ne s’agit pas pour la Chine de s’imposer à l’extérieur comme le centre à sa périphérie coloniale, mais de rejoindre le monde chinois existant déjà à l’extérieur.

En ce qui concerne les routes terrestres, on observe la mise en place de six corridors reliant expressément la Chine à l’Europe. Les infrastructures ferroviaires jouent dans ce cadre un rôle décisif : l’axe principal correspond au réseau de chemin de fer et de gazoducs qui devraient à long terme couvrir l’Eurasie et connecter la Chine à l’Europe via la Mongolie, la Russie et le Kazakhstan. Parallèlement à l’axe du Nord, les deux autres corridors correspondent à un corridor central et au corridor Chine-Pakistan, qualifié de route méridionale. Trois autres corridors, plus ou moins hypothétiques selon les cas, doivent compléter ce réseau : le corridor Chine/Mongolie/Russie, un corridor partant du Bangladesh, et un corridor Chine/Indochine. Si la route maritime s’ouvre sur l’Afrique, la route terrestre s’ouvre sur l’Asie du Sud-Est et le Pakistan avant d’atteindre l’Europe par les Balkans ou par le nord. Une destination que confirme l’autoroute du Karakorum qui relie les régions de l’Ouest chinois au port de Gwadar au Pakistan.

Articulant les flux et les lieux, les mobilités et les connexions, associant les divers régimes de connectivité (train, route, mer, gazoducs, satellites…), Obor se heurte bien entendu à de nombreuses réalités économiques, diplomatiques et politiques. Sans parler de la nécessité de contourner l’Inde, qui a son propre pro- jet de route de la soie (l’Inde est l’ennemi par excellence de la Chine en raison de la guerre du Cachemire), sans évoquer les craintes américaines, il est essentiel de souligner que les rivalités entre la Chine et la Russie en Asie centrale ne faciliteront guère les opérations indispensables à toutes ces infrastructures. Cependant, même si l’idée d’un « collier de perles », renvoyant à une stratégie militaire chinoise cachée, n’emporte pas l’adhésion des observateurs, l’essentiel est de saisir qu’Obor se dirige avant tout vers l’Europe, considérée comme le partenaire commercial et économique le plus pertinent, du fait de son Pib et des échanges qui y sont rendus possibles (l’Allemagne étant la destination privilégiée).

À ce stade, il est important de ne pas mettre sur le même plan la révolution urbaine contrôlée à l’extrême dans l’espace chinois, et les avancées multiples vers l’Europe qui sont conditionnées par nombre de contraintes politiques, aléatoires pour certaines d’entre elles. Reste que l’Europe regarde vers la Chine tout en la craignant… et en se taisant sur les valeurs démocratiques européennes. Avec Obor, c’est un projet à la chinoise qui avance vers l’Europe, un projet qui jette progressivement un filet sur nos territoires… et sur nos idéaux.

 

 

Olivier Mongin

Carte ©Philippe Panerai

 

Article paru dans Tous urbains n°23, septembre 2018

 

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Tous Urbains n°23 – Les nouvelles routes de la soie

Chers lecteurs, quand vous en aurez en main ce n°23, le monde aura déjà changé depuis ce petit texte. L’Alliance atlantique aura survécu ou définitivement/provisoirement explosé, la température moyenne de la France métropolitaine aura augmenté de 0,01 °C, presque rien certes, mais en 20 ans ? L’immobilier dans les grandes villes françaises aura suivi une courbe parallèle et le chômage, on l’espère, une courbe inversée. La France sera ou ne sera pas championne du monde de football.

Ce n°23, l’avant-dernier de l’année 2018, nous parle de la nouvelle route de la soie, Yidai Yilu, Obor ou Bri pour les initiés. Il raconte une histoire où Marco Polo rencontre la science- fiction, mais ce n’est pas une fiction. Ce n’est même pas pour demain, c’est déjà là, sans doute peu perceptible pour la plupart d’entre nous, présent et qui conditionne directement notre avenir, la répartition du travail à l’échelle de l’Eurasie, la spécialisation des territoires dans la mondialisation. Face à ce changement, il s’agit de notre capacité à le comprendre et à anticiper si nous ne voulons pas seulement subir. Le dossier, est-ce un hasard, fait directement écho à l’exposition du musée Guimet (officiellement musée national des Arts asiatiques) : « Le monde vu d’Asie. Au fil des cartes », une invitation à revoir nos cartographies mentales et à oublier le temps où la Méditerranée constituait le centre du monde…

Anticiper, voilà peut-être ce qui semble absent dans le débat qui accompagne la loi Élan. D’un côté, une argumentation qui au nom du progrès, de la raison et de l’économie nous ressert les vieilles ficelles d’il y a quarante ans, quand l’industrialisation de bâtiment devait faire baisser les coûts et augmenter la qualité ; de l’autre, une profession : les architectes, qui s’arc-boutent non pour conserver leurs privilèges mais pour leur survie.

Pour y voir un peu plus clair, nous avons demandé à Jean-Pierre Duport, qui fut directeur de l’Architecture puis directeur de l’Architecture et de l’Urbanisme, quel regard il porte sur l’évolution de la profession depuis la loi sur l’architecture de 1977… Ses réponses claires et précises dressent un tableau qui replace la profession de l’architecte-maître d’œuvre dans la question plus vaste de l’évolution et de la diversification des exercices professionnels, mais aussi des évolutions de fond des métiers du bâtiment. Plusieurs pistes de réflexion s’imposent si l’on veut éviter de s’en tenir à une seule défense corporatiste : penser l’enseignement de l’architecture d’une manière prospective et ouverte ; chercher dès aujourd’hui une alliance nette avec les autres métiers de la conception : urbanistes, paysagistes, ingénieurs mais aussi avec les entreprises petites et moyennes du bâtiment, si nous voulons éviter dans quelques années d’être exclusivement dépendants des quelques majors du btp associés au gré des modes à une poignée de stars.

Nouveauté rédactionnelle, les éditos habituels ont été présentés en deux groupes : d’une part, ceux qui suscitent le débat sur des questions actuelles, et on a retenu aujourd’hui celle de l’égalité des territoires, avec une illustration autour des mésaventures du plan Borloo… et d’autre part, celles qui illustrent des situations urbaines qui font écho aux mots de la ville*, inventaire inépuisable qui fait partie des préoccupations de Tous urbains depuis ses origines.

Quand vous recevrez ce numéro, en pleine rentrée, nous serons en train de fabriquer le suivant, coproduit avec l’École urbaine de Lyon, dont le dossier « Les métiers de la ville, formation/ transmission » fait largement écho à quelques-unes des questions évoquées ici.

Enfin, comme nous l’avions annoncé lors de notre précédente livraison, grâce à Stéphane Cordobes, son intrépide administrateur-rédacteur, le site de Tous urbains est maintenant accessible et commence à vivre. Rappel : tousurbains.fr

 

Philippe Panerai

 

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PORTRAIT DE (BIDON) VILLE

Aller faire pipi en pleine nuit dans un bidonville sans lumière, dans la seule toilette bancale existant, qui ne ferme pas, sert à des dizaines de familles et qu’il faut vider à la main : telle est la situation courante à laquelle sont confrontés les habitants d’un des bidonvilles de Nairobi, Madoya, sorte de village-communauté. Il faut imaginer ce que cela peut représenter pour les jeunes filles. Alors, une association d’amis, quelques femmes et une majorité d’hommes d’une trentaine d’années, anciens joueurs de football tous nés ici et qui continuent d’y vivre, ont construit de leurs mains d’autres toilettes que, fièrement, ils font visiter.

Les rues sont en terre battue. Il y coule, quand le temps est sec, des ruisseaux d’une eau grise et malodorante. Plusieurs fois par jour, y passent des groupes d’écoliers dans leurs uniformes impeccables et qui se rendent à l’école. Il leur est difficile de réviser leurs leçons le soir, quand la lumière donnée par les ampoules est chiche, qu’ils vivent à quatre, six ou plus dans une cabane en tôle ondulée de moins de dix mètres carrés, sans fenêtres. Le même groupe de jeunes gens a donc mis en place des heures de soutien scolaire, qu’ils assurent en partie eux-mêmes.

Il fallait un lieu pour cela. Aidés financièrement par une ONG, ils ont construit un local vaste, équipé de fauteuils en plastique bleu et de tables en bois. Les enfants trouvent là non seulement une aide pour les devoirs mais aussi un endroit où ils ont de l’espace et dans lequel de multiples activités sont organisées pour eux. Du coup, leurs dessins décorent la tôle ondulée des murs intérieurs.

A l’extérieur, ce qui fait office de rues pourrait être immonde. Mais les jeunes gens ont imaginé un système astucieux de collecte des déchets. Pour quelques centimes seulement (les habitants sont très pauvres), ils récupèrent, trient et en nourrissent des cochons qu’ils élèvent dans un bâtiment construit par eux. Pour les fêtes de fin d’année, les cochons sont vendus, ce qui génère un petit pécule pour la communauté. Quelques poules et des plantations de légumes complètent cette drôle de ferme urbaine.

On vit nombreux dans une seule pièce, les séparations sont des tissus, les lits sont superposés. L’espace est utilisé au mieux mais la vaisselle, la lessive se font dehors, entre les habitations, dans des cuvettes en plastique. Il n’y a pas de tout à l’égout, pas d’eau courante ni de robinet auquel s’alimenter. Les familles se fournissent donc par bidons de 20 litres d’une eau d’une pureté douteuse (car on commerce aussi à Madoya).

Victor, Steve et les autres espèrent que l’assainissement arrivera un jour. Ils montrent le lieu par lequel les réseaux devraient passer, sans bien savoir quelle pourrait en être l’échéance. Les communautés n’ont guère confiance en les institutions, les considérant à tort ou à raison comme corrompues.  Celles-ci à l’inverse craignent les habitants des bidonvilles. Dans ces conditions, le dialogue est difficile et les projets éventuels restent assez flous. Règne pourtant un certain optimisme et une réelle volonté que les choses s’améliorent.

Les ONG sont très présentes et participent à divers niveaux à améliorer la vie locale : l’éducation, l’équipement, la vie culturelle…Elles ne se connaissent pas toujours entre elles, ni ne se coordonnent. Or, compte-tenu des conditions urbaines, sociales ou sanitaires, il est essentiel que les moyens aillent au bon endroit au bon moment si l’on veut des résultats à la hauteur de problèmes souvent énormes. Pour rappel, près de 60% des habitants de Nairobi vivent dans des « slums » qui couvrent moins de 6% du territoire. C’est dans cette ville aussi que se situe l’une des plus grandes décharges à ciel ouvert d’Afrique, Dandora, dans laquelle des humains et notamment des enfants trient, ramassent, transportent dans des conditions sanitaires épouvantables.

Il est difficile de tirer de cela des conclusions. On peut rappeler que l’électricité est régulièrement coupée dans la capitale du Kenya sans que cela ne génère l’indignation que l’on voit dans notre pays dès lors que des ménages sont privés d’électricité quelques heures du fait d’un orage violent. A l’inverse, tandis que le sujet des plastiques est d’une actualité brûlante dans les pays occidentaux, le Kenya a tout simplement interdit les sacs plastiques.  Mais une des leçons que Madoya donne est le caractère concret, vivant de la situation. Nous ne sommes pas dans l’abstraction mais dans la vie réelle avec la nécessité de trouver des solutions, de s’attacher aux fondamentaux et d’agir en inventant si nécessaire. On pourrait épiloguer sur la pauvreté, la santé, l’environnement, on peut aussi mesurer l’inventivité, la volonté et l’humanité, belle leçon d’engagement au service de sa communauté.

Que pouvons-nous apporter ? Déjà il s’agit d’être modeste et à l’écoute d’acteurs qui connaissent bien mieux le terrain et leurs attentes que nous, y compris dans leurs contradictions. Quelques pistes pourtant.

Aider à la construction d’une sorte de projet de quartier élaboré avec et par les habitants et qui déterminerait les priorités de lieux à investir, d’actions à conduire : l’assainissement, l’adduction d’eau, l’arrivée de l’électricité, la création de vraie rues, la plantation d’arbres… A quelques encablures, un bidonville a commencé une telle évolution tandis que dans un autre, des logements se construisent peu à peu, créés en fonction des désirs de leurs occupants. On pourrait aider à la formalisation et à la lisibilité de ce projet, l’utiliser pour que le dialogue se renoue entre les acteurs et notamment avec les institutions, pour que les intervenants, habitants, ONG, administrations, fournisseurs de réseaux et bien d’autres se coordonnent, s’investissent au service du quartier. Est-ce bien différent de ce qui se passe sous nos latitudes…

 

Jean-Pierre Charbonneau

Photographie © Bidonville Nairobi 1, 2 et 3 /Jean-Pierre Charbonneau

 

 

Article paru dans Tous urbains n°23, septembre 2018

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Seine-Saint-Denis : le sas et la nasse

La Seine Saint Denis est un des hauts lieux de la politique de la ville, concernée dès les premières opérations « habitat et vie sociale », en 1979. Parmi les cités pionnières figurent, dès 1984 la cité du Clos Saint Lazare à Aulnay-Sous-Bois, celle des 4000 à la Courneuve et la Rose des Vents à Stains.

Le domaine de la politique de la ville s’étend en 1989 à neuf quartiers, jusqu’à ce que germe l’idée d’un contrat de ville départemental, jamais formalisé, qui alimente l’image d’un département abonné durablement aux politiques exceptionnelles, sociales et urbaines. Cet abonnement est reconduit en 1994, date à laquelle 19 communes signent avec l’Etat un contrat de ville. Puis en 2000, lorsque 24 communes du département adoptent une convention cadre. Enfin, à partir de 2005, 32 communes sont inscrites dans le programme national de rénovation urbaine.

La politique de la ville et de renouvellement urbain trouve ainsi  en Seine-Saint Denis un terrain privilégié. Elle en est devenue un des lieux emblématiques, où éclate le malaise des banlieues (de la délinquance aux émeutes, puis, aujourd’hui à l’islamisme « radical ») et se déploie la vitalité des habitants (des musiques urbaines au cinéma, en passant par les arts plastiques et les « success stories » d’entrepreneurs de quartiers, régulièrement promus par les institutions et les mécènes les plus divers.)

Pour autant, les résultats peuvent apparaître décevants. Globalement, les quartiers prioritaires du département n’ont guère vu leur profil social évoluer, ils ont même accentué leur spécificité à la fois sociale et ethnique, en se distinguant toujours plus d’un ensemble régional « tiré vers le haut » par l’élévation du niveau de vie et de diplôme de la population. En termes relatifs, mesuré par exemple à l’aune de l’indice de développement humain, la position de la plupart des communes a régressé depuis le milieu des années 1990[1].

Il devient ainsi tentant de faire de ce territoire l’illustration parfaite de ce que la Cour des Comptes stigmatise régulièrement dans des rapports assassins, autrement dit l’échec de la politique de la ville à faire des quartiers prioritaires[2] des quartiers « comme les autres ».

L’étude[3] que nous avons conduite avec Laurent Davezies en 2010 à la demande de l’ANRU, partait d’une question simple : que se passe-t-il en Seine Saint Denis du point de vue économique et social ? Les politiques publiques y sont elles autant en échec que ce que pensent la plupart des observateurs rapides ? Les territoires prioritaires sont-ils devenus ces ghettos que certains se plaisent à dénoncer ? L’expression « d’Apartheid social » n’était encore en usage, mais elle sous-tendait cette commande.

L’étude a débuté avec cette évidence que, depuis plus de trente ans que la politique de la ville se déploie en Seine Saint Denis, ce ne sont pas les mêmes personnes qui habitent les quartiers prioritaires, d’autant que, si l’on en croit l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ONZUS, 2006), le taux de rotation des habitants des quartiers en ZUS est sensiblement le même que celui des agglomérations dont ils font partie. L’étude a consisté en une approche monographique, à partir des données disponibles (INSEE, ACOSS, Education nationale, logement social), pour proposer un portrait le plus dynamique possible des habitants de la Seine-Saint-Denis. Cette approche permet de s’interroger sur ce que l’on appelle succès ou échec d’une politique qui s’est progressivement étendue à la majeure partie du département depuis plus de trente ans. Elle permet aussi de s’interroger sur la « fonction » de la Seine-Saint-Denis au sein de la métropole francilienne, sur sa permanence et ses transformations.

Terre d’accueil

La première singularité de la Seine-Saint-Denis s’exprime dans la jeunesse de ses habitants. C’est, avec le Val d’Oise, le département hexagonal dans lequel la part des moins de vingt ans est la plus élevée (31% contre 26% pour la France). Contrastes franciliens : la Seine-Saint-Denis jouxte Paris, qui est, avec la Creuse, le département où la part des moins de vingt ans est la plus faible. La raison principale tient à ceci que la Seine-Saint Denis est le département où l’on fait le plus d’enfants dans l’hexagone (1,5 fois plus qu’en France). Cette vigueur se manifeste particulièrement dans certaines communes comme Saint-Denis, Clichy-sous-Bois ou Aubervilliers.

Cette spécialisation s’accroit avec le temps : les ménages de la Seine-Saint-Denis sont féconds et creusent l’écart avec leurs homologues hexagonaux.  Ce différentiel est largement dû à la fonction d’accueil de la Seine-Saint-Denis, et au poids des primo-arrivants dans la population totale.

Ce sont les communes où les revenus médians par unité de consommation sont les plus faibles qui connaissent la natalité la plus dynamique. Si la Seine-Saint-Denis est spécialisée dans les naissances, c’est dans des conditions sociales plus difficiles qu’ailleurs. Ces enfants viennent évidemment au monde dans de grandes familles de quatre enfants et plus : elles sont 2,2 fois plus présentes qu’en moyenne en France. S’ajoute à ce dynamisme démographique un autre phénomène, plus francilien : les retraités y sont moins nombreux qu’ailleurs en France, et leur progression est plus lente que dans le reste du pays. Non que l’espérance de vie soit sensiblement plus basse, mais parce que la Seine-Saint-Denis, comme l’Île-de-France dans son ensemble est déficitaire au jeu des migrations, déficit qui se marque particulièrement sur les retraités.

Malgré la vigoureuse natalité, la population de la Seine-Saint-Denis n’a, jusqu’à une période récente, connu qu’un très faible taux d’accroissement. De 1975 à 1999, le solde migratoire est très négatif, atteignant 10% de la population. Ce solde s’infléchit nettement dans les années 2000 : tout en restant négatif, il se réduit fortement, atteignant -2,1% entre 1999 et 2006, ce qui place la Seine-Saint-Denis dans la moyenne régionale.

Ce redressement migratoire est presque entièrement imputable à l’apport de population étrangère. En 2006, les étrangers représentent 5,4% de la population nationale, 11,5% en Île-de-France, et 20,1% en Seine-Saint-Denis. Dans ce registre, la différence est nette entre les communes émargeant à la politique de la ville et les autres : 14% des habitants des communes « ordinaire » est étrangère en 2006 (soit une proportion proche de la moyenne régionale) contre 22,5% de la population des communes « politique de la ville ».

Les immigrés (personnes nées à l’étranger de parents étrangers, dont certains ont la nationalité française) représentent 32% de la population du département. La Seine-Saint-Denis apparaît ainsi comme une terre d’accueil et peut-être d’intégration pour les populations étrangères, et constitue un cas à part par rapport à la totalité des autres départements français. Les personnes d’origine immigrée y sont près de 5 fois plus présentes que dans le reste du territoire. Le département qui suit la Seine-Saint-Denis dans ce rôle d’accueil est Paris, mais avec une intensité moindre : 23% de la population est immigrée.

C’est bien l’apport d’étrangers et, plus généralement d’immigrés, qui explique les bons résultats du solde migratoire départemental. Sans l’apport d’étrangers, le solde migratoire départemental se serait effondré : entre 1990 et 2006, ce sont 462 000 immigrés qui sont venus vivre en Seine-Saint-Denis, soit 53% de la progression démographique du département. Sans cet apport, le solde migratoire aurait été de -21% !

Discriminations ?

L’apport massif d’immigrés, s’ajoute à une population déjà présente très populaire pour composer un profil social spécifique. Sans détailler la litanie des indicateurs marquant la spécificité des habitants de la Seine-Saint-Denis, on peut s’arrêter sur quelques dimensions de la question sociale dans ce département.

Le niveau d’études d’abord. Près de 30% de la population âgée de 15 ans et plus est sans diplôme en Seine-Saint-Denis ; cette proportion est de 19% pour la France dans son ensemble. Alors que cette proportion a reculé entre 1999 et 2006 dans tous les départements de province, elle a progressé de 28% en Seine-Saint-Denis, soit 65 000 personnes.

Les revenus ensuite. En moyenne, le revenu par unité de consommation est inférieur de 11 points à celui des Français différence qui atteint 20 points dans les communes inscrites dans le dispositif de la politique de la ville. Pourtant, le montant moyen des revenus d’activité[4] est supérieur de 8 points à celui de la province, même s’il reste inférieur de près de 30 points à celui de l’Île-de-France. L’écart avec l’Île-de-France s’explique largement par la structure des qualifications (présence massive d’ouvriers et d’employés et moindre présence de cadres que dans le reste de la région). A qualification équivalente, le revenu des actifs est supérieur à celui de la province, et peu éloigné de la moyenne francilienne. Le revenu des cadres est en revanche inférieur à celui de leurs homologues franciliens. Cependant, les actifs ne sont pas plus précaires qu’ailleurs : la part des actifs dont l’emploi est stable (CDI) est égale à celle de l’Île-de-France : 80% des actifs ont un contrat de travail stable, qu’ils vivent dans une commune inscrite ou non dans la géographie prioritaire de la politique de la ville.

Ainsi, malgré la présence massive des immigrés, et un niveau de qualification plus bas, les actifs de Seine-Saint-Denis ne semblent pas nécessairement pénalisés par leur origine géographique.

Comment, dès lors, expliquer ce considérable différentiel de revenu par unité de consommation entre la Seine-Saint-Denis et le reste du territoire français (et l’Île-de-France plus encore) ? Il tient à ceci que la part des titulaires de revenus est très inférieure en Seine-Saint-Denis à ce qu’elle est en région et en France. Ce facteur recouvre trois dimensions. D’une part, les retraités y sont moins nombreux qu’ailleurs : si l’on ramène la part des pensions de retraite dans le revenu des ménages de province à 100, elle tombe à 89 dans les communes de Seine-Saint-Denis hors périmètre de la politique de la ville et à 61 dans les communes inscrites au titre de la géographie prioritaire ! Le département fait face à une véritable hémorragie de ses retraités !

Deuxième dimension, le taux d’activité féminin. Phénomène courant dans les classes populaires, ici accentué, les femmes se portent peu sur le marché du travail. Près de 6 points séparent le taux d’activité des femmes en Seine-Saint-Denis de celui des franciliennes ; cet écart est accentué dans les quartiers prioritaires. Même si les femmes représentent une part majoritaire de l’accroissement de la population active de Seine-Saint-Denis entre 1999 et 2006, c’est dans une proportion moindre qu’en Île-de-France ou en province (respectivement 52,8% ; 58,3% ; 62,3%). Ce défaut d’accès au marché du travail entraîne la perte d’environ 7000 emplois, et autant de revenu pour les ménages du département.

Troisième dimension, celle des enfants, qui pèsent plus qu’en province sur le dénominateur du ratio de revenu par habitants : 11% « en plus » dans les communes hors de la géographie prioritaire de la politique de la ville et 25% « en plus » dans les communes concernées par la politique de la ville. Si l’on ramenait la part des moins de 20 ans à ce qu’elle est à l’échelle nationale, le revenu disponible par habitant serait de 1 point inférieur à la moyenne nationale dans les communes concernées par la politique de la ville et de 12 points supérieur dans les autres communes.

Les actifs de Seine-Saint-Denis ne sont pénalisés ni par leur statut de salarié (pas plus précaire ici qu’ailleurs), ni par le revenu des actifs (équivalent aux moyennes régionales et françaises). L’écart de revenu entre les ménages du département et ceux de la région s’explique par la structure des qualifications (majorité d’employés et d’ouvriers) mais surtout par le grand nombre d’habitants qui ne sont pas titulaires de revenus : beaucoup d’enfants, des femmes moins souvent actives (au sens de l’INSEE ) et peu de retraités.

Spécialisation sociale et performance économique

La composition sociale des ménages est, en Seine-Saint-Denis, dominée par les employés et les ouvriers. Les cadres y forment un groupe très minoritaire, au même niveau qu’en province, loin de leur poids francilien. Pourtant, depuis une quinzaine d’année, le département connaît une évolution singulière de la composition sociale de sa population. Entre 1999 et 2006, les ménages de cadres ont connu une progression supérieure à 30% et ceci que les communes soient situées dans ou hors de la géographie prioritaire de la politique de la ville. Ce taux de progression est supérieur à celui de l’Île-de-France et équivalent à celui de la province. Pour autant, cet apport très important de cadres (qui restent très minoritaires : 17% de la population active en Île-de-France, 7% en Seine-Saint-Denis), ne s’est pas traduit par une éviction des classes populaires. Les ouvriers et les employés progressent, pendant la même période, de 3,5%, alors qu’ils reculent de 1% en Île-de-France. Une observation plus fine permet de rendre compte de ce paradoxe apparent. Les cadres s’installent surtout dans la couronne parisienne et à l’Est du département, alors que les ouvriers et les employés continuent de progresser à un rythme soutenu (+ 10% entre 1999 et 2006) à l’Ouest du département. La part des ouvriers et employés régresse dans les communes hors politique de la ville, alors qu’elle progresse dans les zones urbaines sensibles.

Autrement dit, la stabilité globale de la structure sociale de la population recouvre une spécialisation tendancielle des composantes territoriales du département. L’Ouest affirme sa vocation d’accueil des ménages populaires et immigrés —c’est d’ailleurs là que la part des inactifs progresse le plus— la couronne parisienne s’embourgeoise (ou se « boboïse » pour utiliser un mot contemporain), et l’Est confirme son alignement sur les tendances régionales. Les zones urbaines sensibles apparaissent comme les espaces privilégiés par les ménages populaires.

Ce changement social s’accompagne de remarquables résultats économiques. Depuis le début des années 2000, l’emploi a progressé à un rythme soutenu, plus rapide que celui de la région et du pays. Entre 2000 et 2006, la Seine-Saint-Denis gagne près de 55 000 emplois (alors qu’elle en perdait plus de 20 000 dans les années 1990). Dans ce registre, les communes concernées par la politique de la ville font jeu égal avec les autres. La crise de 2008-2009 a ralenti cette progression, mais elle ne l’a pas stoppée. Alors qu’en deux ans, la France perd près de 340 000 emplois salariés privés, la Seine-Saint-Denis continue d’en créer, autour d’un millier. Plaine Commune[5] a gagné près de 11 000 emplois entre 2007 et 2012 !

L’évolution des emplois en bouleverse la structure. Alors que le département était, au début des années 1980, un territoire industriel, il devient, peu à peu, un lieu d’accueil de l’emploi tertiaire et qualifié : entre 1982 et 1999, le département a perdu 45 000 emplois de fabrication, soit, proportionnellement un choc plus violent que ceux qu’ont subi le Nord-Pas de Calais ou la Lorraine. Les emplois et les activités demeurent pourtant plus orientées vers les fonctions de fabrication, d’entretien et de logistique que le reste de l’Île-de-France ; la part des prestations intellectuelles et de l‘économie présentielle y est plus faible, mais ces deux fonctions progressent bien plus vite que les autres, et à un rythme supérieur à celui de l’Île-de-France. Simultanément, la part des cadres dans l’emploi s’accroît considérablement. Une telle transformation conduit à ceci que certains territoires de la Seine-Saint-Denis deviennent des pôles d’emploi : l’Ouest du département compte 106 emplois pour 100 actifs. Les communes disposant de zones urbaines sensibles ne restent pas à l’écart de ce mouvement : en 2006, elles proposaient en moyenne 91 emplois pour 100 actifs résidents, un résultat proche de l’équilibre ; les communes situées hors des périmètres de la politique de la ville apparaissent, par contraste, plus résidentielles, avec 74 emplois pour 100 actifs.

Insertion métropolitaine, mobilité résidentielle et sociale

La somme de ces évolutions alimente une forte croissance des flux entrants et sortants du département : flux d’actifs, flux d’étudiants, migrations résidentielles et mobilité sociale. Les habitants de la Seine-Saint-Denis s’inscrivent dans des mouvements qui dépassent largement les frontières départementales.

Le profil des emplois s’élève plus rapidement que celui des actifs résidents. Logiquement, ce décalage engendre des flux domicile-travail importants : très schématiquement, 60% des emplois sont occupés par des actifs non-résidents et 60% des actifs sortent du département pour travailler. Les habitants des communes en ZUS ont une propension légèrement plus élevée à travailler dans leur commune de résidence que ceux des autres communes, mais tous sont globalement mobiles à l’échelle métropolitaine. Ce phénomène s’accentue pour l’emploi des cadres. Compte tenu du petit nombre de cadres vivant dans le département (et encore moins dans les communes avec ZUS), moins d’un tiers des emplois de cadres sont occupés par des actifs résidents. Cette proportion est même en régression, alors qu’elle progresse dans tous les départements de la petite couronne.

Mais les relations domicile-travail ne sont pas les seules trajectoires que suivent les ménages de la Seine-Saint-Denis. Contrairement au sens commun qui voit ce territoire, et particulièrement ses cités, comme autant de ghettos, la mobilité résidentielle est certes légèrement inférieure à celle de l’Île-de-France, mais se situe au même niveau que celui de la province. Ce constat n’est pas intuitif, dans la mesure où le poids du logement social, la faible présence du logement locatif présent laisserait au contraire présager une plus grande part de sédentaires dans la population. Pourtant, en 2006, près du tiers des habitants de la Seine-Saint-Denis habitaient leur résidence depuis moins de 4 ans (34,8% en Île-de-France et 33,3% en France). Cette proportion est rigoureusement équivalente pour les ZUS (33,6%) et pour le reste du département (33,6%). On est loin de l’enfermement et de la relégation que dénoncent les médias et certains rapports officiels. Entre 1999 et 2006, environ 20% des habitants de Seine-Saint-Denis ont quitté leur résidence, ceux vivant en ZUS ayant une propension à la sédentarité légèrement supérieure à ceux vivant hors ZUS (81,4% contre 78,3%). Leur géographie de destination est rigoureusement semblable (si l’on excepte ceux qui sont partis à l’étranger, pour lesquels on ne dispose pas de données) : 2% vivent à Paris, 8% en Île-de-France, 5% en province. Une mobilité globale légèrement plus basse que celle des franciliens, mais tout à fait honorable, et somme toute banale au regard des destinations.

Mobilité sociale enfin. La Seine-Saint-Denis est-elle un espace de stricte reproduction sociale, au sein duquel les enfants d’immigrés et de ménages populaires seraient marqués à vie, et subiraient devraient porter toute leur vie le poids de leur classe, de leur nationalité et de leur territoire d’origine ? Une étude récente de France Stratégie[6] montre que la Seine-Saint-Denis figure plutôt comme un territoire de promotion sociale, où la proportion de cadres et de professions intermédiaires parmi les enfants d’employés nés dans le département dépasse largement les 30%, profitant sans doute de l’offre d’éducation métropolitaine.

La politique de la ville en trompe l’œil

Les diverses opérations conduites au titre de la politique de la ville, particulièrement celles visant le cadre bâti et l’offre de logements —au titre de la rénovation urbaine— n’ont pas significativement modifié la composition sociale de la population du département. Si celle-ci a évolué, c’est plus sous l’impulsion d’acteurs de marché —les ménages parisien se desserrant en petite couronne et les grandes entreprises investissant les anciens territoires industriels, comme la Plaine Saint-Denis— que du fait des politiques publiques volontaires. Les évaluations conduites au titre de l’Agence nationale de rénovation urbaine témoignent de changement sociaux très marginaux dans les quartiers ciblés par cette politique, le plus notable étant la possibilité offerte à des ménages déjà résidents d’accéder à la propriété sur place ou à proximité du logement social qu’ils occupaient précédemment. Globalement, en dépit des processus spontanés d’installation de familles de cadres dans la couronne parisienne, la Seine-Saint-Denis frappe par la stabilité de sa composition sociale, voire une spécialisation accrue, qui se marque notamment par l’évolution du département vers une fonction majeure de porte d’entrée des étrangers en France.

Cette stabilité, ou cette spécialisation, comme on voudra, doivent-elle pour autant signifier « l’échec » de la politique de la ville en Seine-Saint-Denis (et partout ailleurs par la même occasion) ?

Le profil particulier des habitants de la Seine-Saint-Denis, au regard de celui des habitants de l’Île-de-France du moins, ne les condamnent pas à l’enfermement, au chômage et à la reproduction sociale. Ils sont mobiles et ne sont pas exclus du marché du travail métropolitain. Si leur niveau de diplôme est bas, il connaît une progression significative dans les nouvelles générations. Bien plus, être nés dans le « 9-3 » n’interdit pas à ses habitants une certaine mobilité sociale ascendante, dans la foulée de la grande machine francilienne.

Le département, et plus particulièrement ses quartiers prioritaires, jouent ainsi une fonction métropolitaine essentielle, celle de l’accueil et de la socialisation des ménages populaires et/ou d’origine étrangère. C’est, au sens de Doug Saunders, un territoire tremplin[7], un espace qui dispose de suffisamment de ressources pour constituer une étape dans des trajectoires d’individus et de groupes. Certes, la présence de la Seine-Saint-Denis en Île-de-France rend criantes les inégalités socio-spatiales, mais seraient-elles moins criantes et moins fortes si les habitants de la Seine-Saint-Denis étaient dispersés dans l’ensemble régional ? L’existence de la Seine-Saint-Denis ne perpétue-t-elle pas, voire renouvelle la traditionnelle « fonction tribunicienne »[8] exercée naguère par le parti communiste ? La richesse et la complexité politique produite en permanence par la Seine-Saint-Denis, les parcours de ses habitants, ses figures emblématiques sont autant d’avocats de la condition des ménages populaires et des immigrés en France.

La reconnaissance du droit de cité des quartiers populaires et d’immigrés est sans doute l’un des principaux acquis de la politique de la ville. Succès paradoxal dès lors que les promoteurs de la politique de la ville proclament volontiers l’objectif « d’en finir avec les quartiers ghetto », mais succès quand même dont l’évidence s’est affirmée au fil des opérations de renouvellement urbain.

En revanche, la politique de la ville atteint ses limites en Seine-Saint-Denis, car ses promoteurs se sont révélés incapables de réduire les inégalités de traitement dont souffre la Seine-Saint-Denis, dans l’absolu et relativement aux caractéristiques et besoins spécifiques de ses habitants. Les carences en matière d’accueil de la petite enfance, d’éducation, d’offre de soins sont criantes par rapport au reste du pays. 55 enseignants pour 1000 élèves en Seine-Saint-Denis contre 95 enseignants pour mille élèves en Lozère. Même si l’appareil redistributif n’oublie pas la Seine-Saint-Denis, celle-ci reste perdante. Dès lors, les dispositifs publics, particulièrement l’éducation, fonctionnent à la limite de leurs capacités ; l’absence d’offre de logements accessibles en dehors du logement social alimente le maintien de logements indignes, la division pavillonnaire et contribue à ralentir le taux de mobilité des ménages vivant en HLM (ce qui contribue à accroître le nombre de personnes par logement).

Compte tenu de la structure sociale et de celle du parc du logement, il est de toute façon illusoire d’imaginer à brève échéance une mutation radicale de la structure sociale de la Seine-Saint-Denis. La métropole naissante du grand Paris devra accepter son existence et en tirer les conséquences en termes de solidarité métropolitaine.

 

Philippe Estèbe

Carte © Les revenus en Ile-de-France / Karine Hurel

 

[1] IAU, 2012 Un développement humain en progrès au niveau régional, notes rapides outils/méthodes n°609.

[2] La géographie prioritaire de la politique de la ville est fondée sur une délimitation de quartiers, catégorisées, jusqu’en 2013, par leur écart à la moyenne de l’agglomération de référence, en fonction de divers indicateurs, dont la part des chômeurs de longue durée, celle des étrangers et celle des jeunes. Depuis 2013, un seul critère délimite cette géographie prioritaire, la pauvreté monétaire, mesurée par rapport au revenu médian. Dans la suite de cet article, on fera référence au sigle générique ZUS (pour zones urbaines sensibles, appellation contrôlée jusqu’en 2013).

[3] Davezies, Laurent et Philippe Estèbe, 2011, Le sas ou la nasse, étude réalisée pour l’ANRU.

[4] Par revenus d’activité, il faut entendre : traitement, salaires, revenus des indépendants et allocations chômage.

[5] Plaine Commune est une des premières communauté d’agglomération en Île-de-France, constituée autour de Saint-Denis en 1999.

[6] Dherbécourt, Clément, 2015, La géographie de l’ascenseur social français, document de travail, France Stratégie

[7] Saunders, Doug, 2012, Du village à la ville. Comment les migrants changent le monde, Paris, éditions du Seuil.

[8] Lavau, Georges, 1981, A quoi sert le Parti communiste français, Paris, Fayard.

Tous Urbains n°22 – Le projet du 9-3

Boucler ce numéro, alors que se poursuit à la Sncf une grève dure et inédite dans son fonctionnement, conduit l’auteur du texte à une gymnastique inconfortable. Tous urbains est une revue trimestrielle qui de ce fait ne peut pas suivre l’actualité quotidienne. Faut-il pour autant s’en désintéresser ? Nous ne le pensons pas et les thèmes de certains dossiers comme de nombreux éditos montrent notre obstination collective à vouloir comprendre le monde dans lequel nous vivons ainsi que les profondes mutations qui le transforment, mais avec un décalage obligé vis-à-vis des événements qui font chaque jour l’actualité. Cette distance relativise l’importance de certaines affirmations qui font les grands titres des quotidiens. Ainsi, alors que l’on a claironné « les promesses de la croissance retrouvée » (Les Échos) et applaudi le fait que les entreprises ont rempli leur carnet de commandes à un point inconnu depuis 10 ans, on trouve, mais ce n’est pas à la une, l’indication discrète d’un « léger fléchissement de la croissance » (Le Monde), moins de créations d’emplois, baisse du pouvoir d’achat et consommation en berne, mais ici on parle par trimestre alors que là c’était par année. Autre exemple, l’enthousiasme général pour accueillir la succession des grands événements : JO, Exposition universelle, championnat du monde de rugby, etc. n’a duré qu’un instant, peu de temps après, le Premier ministre annonçait le retrait de l’exposition universelle (voir l’édito de J.-M. Roux dans ce même numéro).

Même constat si nous observons l’international : l’Europe semble saisie de hoquets, puis tout d’un coup exprime une position commune ferme vis-à-vis de la Russie : est-ce le retour à la guerre froide qui ne peut plus aujourd’hui se justifier par un affrontement idéologique ? Quelques semaines plus tard, la décision de Donald Trump de dénoncer l’accord avec l’Iran rebat les cartes. De tout cela ressort la certitude que nous sommes dans un monde incertain, le climat même semble nous le répéter : l’hiver revient par deux fois nous enneiger jusqu’au bord de la Méditerranée, puis le printemps devient presque l’été, il fait plus chaud à Paris qu’à Montpellier.

La prise en compte de cette nouvelle donne où les informations sont parfois démenties avant d’être assimilées a incité Tous urbains à ouvrir parallèlement à la revue qui reste trimestrielle un site Tousurbains.fr qui nous permettra de marquer plus rapidement des réactions ou des points de vue vis-à-vis d’une actualité mouvante. Il nous permettra également, dans un cadre plus souple que le format papier, de développer quelques questions et d’accueillir sur ces sujets des réactions de nos lecteurs.

Outre nos éditos habituels, vous trouverez dans ce numéro un dossier sur le département de la Seine-Saint-Denis tel qu’il est avant les JO, territoire complexe où se côtoient 20 ans de réalisations spectaculaires et une grande pauvreté, dynamisme et résignation, solidarité et indifférence, et qui constitue une illustration des questions qui traversent aujourd’hui la société française.

 

Philippe Panerai

Photographie © Saint-Denis Quartier Pleyel 1 / Stéphane Cordobes

 

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Entretien avec Eric Chauvier – Les petites villes

Tous urbains – Après avoir traité du péri -urbain dans Contre Télérama, des métropoles dans Les Nouvelles Métropoles du désir, de la rocade bordelaise dans l’ouvrage du même nom, vous vous intéressez à un autre objet géographique dans Les Petites Villes  ? Faut-il y voir un souhait d’épuiser les facettes de l’urbain ? Comment un anthropologue en vient-il à s’intéresser au territoire en général et à une petite ville comme Saint-Yrieix-la-Perche, située en Haute-Vienne, en particulier ?

Éric Chauvier – Mon intérêt pour l’urbain vient d’abord du fait que j’y habite. Je vis à Bordeaux, maintenant dans son périurbain pavillonnaire. C’est à l’origine de mon premier ouvrage sur le sujet, Contre-Télérama, qui a été déterminant pour la suite : il m’a permis de faire de nombreuses rencontres avec des acteurs engagés sur la question urbaine comme Laurent Devisme, vous…, qui m’ont aiguillé sur ces questions. J’ai compris qu’il y avait encore beaucoup de configurations de la condition urbaine à explorer comme le post-rural, le post-industriel. Je ne saurais dire si c’est en résidant en périphérie, à cause d’un changement d’époque ou en affinant mon regard, mais mon rapport à la ville a changé également : il est devenu plus ambivalent, flottant. J’ai du mal à reconnaître Bordeaux classée au patrimoine mondial de l’Unesco, avec une politique tournée vers le tourisme de grand luxe. J’ai ainsi pu traiter les métropoles avec une certaine distance, distance dont on sait d’ailleurs depuis Simmel qu’elle est propre à ce genre d’espaces. Alors que le périurbain m’est apparu comme un monde sans histoire, la métropole réinvente sans cesse un éternel présent. A contrario, une petite ville comme Saint-Yrieix-la-Perche a, elle, une histoire extrêmement riche, une histoire très prégnante qui ne cesse de disparaître et de réapparaître, propice à la nostalgie. Je l’ai abordée avec plus d’affectivité. Il faut dire que j’ai une relation personnelle et familiale à la ville puisque j’y ai vécu jusqu’à 17 ans et y retourne régulièrement depuis, trois à quatre fois par an. J’ai suivi son évolution et en garde de nombreux souvenirs. Pour mener mon enquête, je m’y suis immergé pendant six-sept semaines en réalisant beaucoup d’entretiens. Je porte sur cette ville un regard subjectif que je revendique. C’est aussi une manière d’éviter la perspective surplombante et abstraite des experts qui y vont à la tronçonneuse. Moi, je milite vraiment pour des enquêtes toute en mesure, qui retrouvent l’histoire du territoire et qui en restituent aussi le climat, comme ce désarroi qui gagne certaines de ces petites villes. Mon approche est sensible.

Votre approche est singulière : entre science et littérature, analyse sociohistorique large et profonde et immersion au plus près des gens ordinaires. Comment caractériser votre pratique de l’anthropologie appliquée à cette petite ville ?

L’anthropologie que je mets en œuvre n’est pas du tout close. Elle vise moins à dégager des invariants qu’à décrire les traits spécifiques de chacune de ces villes. Mon but n’est pas de trouver des réponses, mais d’arriver à poser les bonnes questions. À la manière des philosophes que j’apprécie comme Wittgenstein, j’essaye d’utiliser convenablement les concepts, en les rapprochant du terrain. Après tout, une expertise qui tend à clarifier les termes de questionnements, plutôt que vers des analyses surplombantes, n’est pas inutile. Bien sûr, les métadiscours, les analyses surplombantes que l’on réalise depuis Durkheim sont importantes, mais je me demande à quel point le monde s’en est trouvé amélioré. Est-ce que le rapport des citoyens à l’expertise a évolué favorablement ? Plus que jamais, les citoyens sont dans la doxa, les croyances de masse à la Elias Canetti. Je travaille avec les géographes, les cartographes qui ont cette approche, mais je pense qu’il faut articuler avec des travaux plus situés pour ne pas nous contenter de proposer un seul régime d’expertise aux citoyens. C’est aussi une anthropologie du débat que je porte. Sur La Petite Ville, c’est ça : le livre circule auprès des collectivités, autour de Saint-Yrieix, à Saint-Julien en Haute-Vienne, également en Charente-Maritime. Cela permet une mise en perspective et une reprise du dialogue. Cela évite qu’on ne plaque pas, à la façon de ce que fait Guilluy, des trucs binaires. Il faut qu’il y ait une forme d’acculturation des élus, des acteurs locaux. On ne peut plus imposer cette distance, avec des présentations PowerPoint qui proclament une vérité qui vaudrait pour toutes les petites villes. C’est une erreur. Les gens se sentent ainsi doublement humiliés par la situation socio-économique et par l’expertise des « Parisiens ». C’est aussi pour cela que je privilégie la dimension littéraire qui me permet de rester proche du terrain, de trouver aussi un lectorat qui ainsi ne subit pas une expertise d’en haut, mais peut participer, comme dans un roman, à une enquête faite par un anthropologue. C’est déterminant pour moi de tenter de restituer par ce moyen la situation que j’ai vécue sur le terrain, difficile, ambivalente, troublante, pour ne pas être déloyal en produisant une expertise totalement distanciée et pour partie fausse.

Vous parlez d’approche subjective. J’y vois une forme d’engagement et de bienveillance, de dérision aussi, en particulier dans votre souci de rendre visibles ces habitants ordinaires, tout en vous mettant en scène, vous, le « sachant métropolitain ». Les personnages que vous convoquez à Saint-Yrieix sont-ils réels ? Quelle est la part de fiction, de reportage, d’enquête dans votre traitement de cette petite ville ?

Dans La Petite Ville, les deux personnages féminins qui sont exposés relèvent de la fiction, au premier rang desquels Nathalie, mon personnage principal, qui accompagne ma dérive dans Saint-Yrieix-la-Perche. Pas au sens romanesque où on invente complètement tous leurs caractères. J’ai croisé de nombreuses personnes, je me suis souvenu des conversations, d’entretiens et j’ai constitué une sorte de personnage- puzzle. Je voulais vraiment décrire des trajectoires ordinaires et réelles : l’histoire de Nathalie est emblématique des habitants de ces petites villes qui n’ont jamais pu les quitter. Car entre ceux qui ont pu partir et ceux qui sont restés il y a un monde. Je voulais que les analyses sociohistoriques soient mises en perspective, qu’on ne perde jamais de vue qu’il y a une incarnation de celles-ci. C’est d’autant plus important que cette incarnation est la voix des sans-voix. Nathalie, sa voix n’apparaît pas généralement dans les expertises sociogéographiques un peu métadiscursives. Je voulais vraiment retrouver et mettre au premier plan cette dimension humaine. Le livre procède par parenthèses et mélange deux registres, analyse méta et analyse ordinaire au point parfois de perdre le lecteur. Cette confusion permet à la voix ordinaire de reprendre le pouvoir par rapport à l’expertise globale. D’ailleurs, dans le récit, c’est moi, l’expert, qui finit par perdre la face à la fin de ma déambulation avec Nathalie : elle prend le pouvoir.

Par contre les autres personnages, comme les acteurs politiques, sont réels. Le maire de Saint-Yrieix est effectivement très volontariste et tente de mettre en œuvre plein de projets. En même temps, il incarne bien ces élus de villes qui sont dans un entre-deux, entre histoire très riche et un futur très incertain. Des élus qui font ce qu’ils peuvent, sans véritable vision et qui restent fidèles à des modèles économiques qu’on pourrait juger obsolètes. Par exemple, lorsque je lui ai parlé des circuits courts, il a trouvé cela quelque peu utopique. Lui n’est pas là-dedans : il est sur une économie de captation de flux, sous la contrainte de l’urgence.

Je ne l’accable pas, il fait, comme ses prédécesseurs, ce qu’il peut, conscient des limites de ce modèle économique, mais sans avoir les clés pour rompre, sans disposer des ressources pour passer à autre chose. Il reste sur une culture mainstream et une logique de court terme. Par exemple, il décide de faire un MacDonald’s pour relancer la fréquentation de son cinéma parce qu’il a constaté que les habitants de sa ville faisaient 40 km pour voir un film et se retrouver autour d’un hamburger. Le raisonnement est du même ordre pour implanter un supermarché ou une Fnac en périphérie. Il sait que cela se fera au détriment de son centre-ville, mais estime ne pas avoir le choix, sinon d’autres le feront, et perdre cette opportunité lui paraît plus risqué pour sa commune que les conséquences de l’implantation de nouveaux équipements commerciaux. Il y a une sorte de fatalisme dans la vision qu’ont les élus de l’avenir de ces petites villes. Leur position est de plus en plus inconfortable.

Dans votre analyse, vous pointez du doigt la responsabilité des élus, leur connivence avec les acteurs économiques. Connivence qui se joue au niveau historique et influe la trajectoire de Saint-Yrieix, mais aussi plus insidieusement comme si, au final, la politique d’aujourd’hui était devenue une manière de gérer, de manager les territoires, comme on le fait dans les entreprises.

La responsabilité des élus ainsi que des acteurs économiques locaux est engagée dans la trajectoire des petites villes industrielles comme Saint-Yrieix. Cette dernière avait une imprimerie florissante dans les Trente Glorieuses, beaucoup d’industries et d’usines de biens manufacturés ensuite. La crainte du contre-pouvoir ouvrier a souvent conduit les patrons, figures locales du capitalisme familial, avec la complicité des élus, à limiter le développement économique pour éviter les mouvements ouvriers. On retrouve cette crainte dans beaucoup de territoires et de régions. En Haute-Vienne, c’est les mouvements des porcelainiers au début du xxe siècle qui étaient virulents et ont mal fini. Les patrons locaux avaient en mémoire ces mouvements ouvriers, la création de la Cgt en 1895 à Limoges, toute cette tradition communiste, anticapitaliste dans la région. À Saint-Yrieix, les grands axes en périphéries n’ont pas été modernisés, pour éviter l’explosion des seuils démographiques et que les industries embauchent plus, car cela aurait obligé à contrôler un pouvoir syndical alors redouté. Une collusion a prévalu, pendant très longtemps, entre la mairie et les patrons locaux sur ces questions-là pour des raisons très capitalistiques et paternalistes.

Aujourd’hui, les mêmes élus donnent l’impression de gérer leur collectivité comme une entreprise. Une commune voisine de Saint-Yrieix de 1 000 habitants qui est endettée va par exemple « fermer ». Cela veut dire qu’il n’y aura plus d’habitants, plus de mairie. Elle va être mise sous la tutelle de Saint-Yrieix. Si tu changes le mot « commune » par le mot « entreprise », ça marche de la même façon. C’est une réalité de gestionnaire. Dans le même ordre d’idée, à l’échelle de la communauté de commune, c’est moins la solidarité qui vaut qu’une véritable concurrence. Chaque commune veut garder sa mairie, ses équipements, etc., plutôt que mutualiser. Saint-Yrieix, avec un peu plus de 7 000 habitants, est préservée d’une fermeture, surtout avec son projet de pôle de santé. Mais pour les communes qui ont entre 500 et 1 000 habitants, la question de « fermer la boîte » est très présente. En même temps, sans capital symbolique, touristique ou urbain, la gestion d’une commune se résume à l’emploi des trois employés municipaux et à la crainte de ne plus pouvoir les payer : des questions comptables et très pragmatiques. Les maires des petites villes risquent dans cette mesure d’adopter des postures exclusivement gestionnaires ; la vie sociale et culturelle deviendra subalterne. Pourtant, l’on sait que le capital urbain, culturel ou touristique ouvre d’autres pistes de développement. Inversement, les villes sans qualité, au sens d’Isaac Joseph, seront réduites au mieux à une économie de captation de flux, au pire à la fermeture.

L’un des points forts de votre essai, selon moi, c’est la description et l’analyse que vous faites de l’effacement de l’urbanité qui se produit dans les petites villes ainsi que le lien avec une certaine forme de frustration, qui creuse le lit des controverses entre métropoles et territoire périphérique. Votre critique est forte puisque, même lorsqu’il y a des projets de développement, vous semblez estimer que la dimension sociale, urbaine est sacrifiée.

En 1909, les premiers notables de Saint-Yrieix investissent dans l’équipement urbain. C’est un pari sur l’avenir, sur le capital de modernité et d’urbanité de la ville. Aujourd’hui, ces marqueurs d’urbanité se sont estompés tout comme la sociabilité basée sur l’altérité. Dans les Trente Glorieuses, on pouvait être à Saint-Yrieix sans se soucier de Paris, puisqu’on bénéficiait de cette urbanité de la petite ville, à taille humaine. Aujourd’hui, l’effacement de l’urbanité est en cours et s’accompagne de perte de sociabilité, jusque dans les projections ou représentations des habitants. On peut comprendre par exemple l’émergence de la parole raciste à partir de cela. Quand on critique Benzema, le footballeur, ce qui est visé n’est pas son origine étrangère, c’est son hyperurbanité. Benzema, c’est Madrid, c’est les nouveaux cosmopolitismes, ceux qui sont au-dessus des lois parce qu’ils sont hyperurbains. L’émergence de cette parole illustre une frustration par rapport au monde urbain. Pour un anthropologue, c’est intéressant, en termes de projections, de contrariétés… En travaillant avec des étudiants sur l’estuaire de la Loire, je me suis rendu compte que chaque commune a ses spécificités périmétropolitaines qui traduisent une frustration urbaine. Il suffit qu’une petite ville soit traversée par une voie rapide et que les habitants en pâtissent dans leur vie de tous les jours pour que les représentations deviennent très négatives vis-à-vis de la métropole qui finalement se retrouve être la « cause » d’une urbanité localement altérée. On pourrait faire une typologie de ces frustrations urbaines dans les petites villes.

Il suffit d’ailleurs de parcourir les rues de Saint-Yrieix pour constater cet effacement de l’urbanité, de ces lieux et de ces marqueurs. Depuis la fin des Trente Glorieuses, elles s’estompent petit à petit. Et les nouveaux pôles comme les super -marchés de périphérie ne les remplacent pas vraiment. Le supermarché c’est très fonctionnel : c’est du court terme, on prend sa voiture, on y va, il n’y a pas besoin de faire cinquante boutiques pour faire les courses. C’est lié à un emploi du temps de salarié qui réussissait. Mais c’est troublant de voir à quel point ce modèle de mode de vie, que dénonçait déjà Henri Lefebvre, est porteur de tous les maux d’aujourd’hui. « Maux » est excessif, disons plutôt « problèmes ». Ce sont les excès de ce mode de vie qui ont créé cette situation. Pour des élus, dans les années 1980, refuser un permis de construire pour un supermarché apparaissait absurde. On était dans un modèle d’économie de quasi-plein emploi, malgré les deux crises. On était dans une approche très fonctionnaliste, très moderniste. À Saint-Yrieix, il n’y a pas d’hypermarchés avec leur galerie marchande, comme les malls du périurbain, qui recréent de l’urbanité, dégradée, mais urbanité quand même et des lieux de vie. Les supermarchés des petites villes n’offrent pas cela. Croiser des gens au supermarché, discuter dans un rayon, etc., est-ce que c’est de la sociabilité ? Selon moi, on est presque dans le non-lieu de Marc Augé avec une vie sociale a minima. L’autre difficulté, c’est l’hyperdépendance à la voiture. Dans le périurbain des métropoles, tu peux utiliser le bus pour aller aux malls : les adolescents se servent des transports en commun et se retrouvent sur place… Le périurbain est moins marqué par l’automobile que, bizarrement, la petite ville. Non seulement, le supermarché n’offre pas les aménités urbaines de l’hyper, mais faute de transport en commun, les sociabilités qui pourraient s’y jouer sont en encore plus contraintes.

La perspective de créer un pôle santé, le grand projet actuel du maire pour tirer parti et répondre aux besoins d’une population vieillissante – à Saint-Yrieix, il y a beaucoup de personnes âgées, plus de 40% de retraités qui par ailleurs pour certains sont investis dans les associations et demeurent actifs pour la cité –, pourrait contribuer à renforcer cette sociabilité. Travailler, par exemple, les interactions entre soignants et soignés, etc. serait intéressant. Malheureusement, ce projet est pensé comme un levier de développement, de manière encore très fonctionnaliste et moins comme une façon de refaire société.

Paradoxalement, dans les discours, on vante souvent l’intérêt des villes petites et moyennes, de leur qualité de vie, du plaisir qu’il y aurait à y vivre, d’un rapport préservé à la nature, etc. Au-delà de l’effacement de l’urbanité que l’on vient d’aborder, ces territoires ne sont-ils pas riches de ressources naturelles, paysagères, culturelles qui activées permettraient d’améliorer le sort qui semble être promis, à certaines d’entre elles en tout cas ? Qu’en est-il pour Saint-Yrieix ?

La valorisation du patrimoine, urbain, naturel ou agricole ne figure pas non plus dans les priorités. Il y a une sorte de routinisation qui fait qu’on ne voit plus ce patrimoine. Pourtant le potentiel de ces petites villes en matière historique, de cadre de vie est considérable si l’on parvient à le réactiver. Autour de Saint-Yrieix, dans les campagnes, l’agriculture intensive a complètement modifié les rapports à l’élevage, à la terre. La perte de savoir-faire est énorme. À tel point que ce sont des Hollandais, des Anglais qui viennent et exportent les leurs. Les impacts sur les paysages alentour sont également marqués. Les Trente Glorieuses nous ont acculturés à la modernité et nous ont même fait dénier symboliquement la valeur de savoir-faire pratiques, immédiats. Il ne s’agit pas de revenir au passé, mais de retrouver et de repenser ces pratiques. Car même si la culture intensive a fait beaucoup de dégâts, elle n’a pas complètement fait disparaître le paysage de vallons, etc. À 10 kilomètres à la ronde, il y a une foule de sites, un environnement qui peut être extrêmement agréable. C’est un capital conséquent qui peut être revalorisé. Les circuits courts pourraient faire venir des urbains, pour restaurer une forme de mixité. Ce qui a marché dans d’autres villages pourrait fonctionner à Saint-Yrieix : c’est quand des urbains qui en ont marre de la grande ville viennent dans ces territoires apporter des savoir-faire ou s’intéressent à un capital disparu ou non valorisé, que se recrée du capital social et du développement plus adapté au local. Le circuit court, ce n’est ni plus ni moins qu’habiter, au sens d’être aux prises avec son territoire. En même temps, dire « on veut faire du circuit court », « on veut faire une école Montessori », c’est faire du buzz et entrer de plain-pied dans la métropolisation et la mondialisation. Dans un petit village où j’ai grandi, Saint-Pierre-de-Rugie, ils font ça et ça marche. Mais il ne faut pas négliger les difficultés à mettre en œuvre ces initiatives dans un contexte de perte de savoir-faire. J’espère que mon livre contribuera à mettre en débat ces questions.

La question des centres-villes et de leur revitalisation commerciale est au centre du débat sur les villes moyennes. Selon vous, des approches visant à restaurer la fonction commerciale de ces villes constituent-elles des solutions pour inverser la tendance de décroissance à l’œuvre ?

Dans cette petite ville, la question du centre-ville et de son urbanité est centrale. J’ai travaillé sur Saint-Nazaire, qui tout en étant une métropole reste une petite ville, avec ses chantiers navals florissants. La ville par bien des aspects ressemble à Saint-Yrieix : son centre historique a été lessivé par l’implantation de la grande distribution en couronne. Seuls ont subsisté des commerces très spécifiques : pour Saint-Nazaire, l’un des derniers magasins à survivre était spécialisé dans les aquariums comme l’épicerie fine de Saint-Yrieix. Mais le second finira par disparaître comme ce fut le cas pour le premier. Il y a une atomisation et une dématérialisation du commerce qui me semble irréversible. À Limoges, qui est une préfecture de 140 000 habitants, un processus similaire est à l’œuvre : les rues se vident peu à peu. Quand la Fnac s’installe à Saint-Yrieix, cela créera peut-être quelques emplois et simule un retour de l’urbanité, mais cela acculture surtout les habitants de la petite ville à consommer autrement, en commandant en ligne puis en venant chercher leur colis dans ce nouveau magasin de périphérie. On est loin du modèle de la Fnac Montparnasse ; la Fnac de Saint-Yrieix, c’est plutôt un relais de poste où l’on passe pour aller chercher son colis. C’est la poursuite de la dématérialisation du commerce. Le même processus de transformation était à l’œuvre à Saint-Nazaire : le H&M, dans dix ans, il n’existera sans doute plus. Des enquêtes sont menées partout pour anticiper la dématérialisation de l’acte marchand. Je pense que les villes vont peu à peu se vider de ce qui fait le commerce, hormis celles comme Paris, Bordeaux, etc., autrement dit les métropoles qui sauront proposer une offre spécifique, dense, remarquable, distinctive. Dans ces cas, l’offre commerciale deviendra partie intégrante de l’ambiance urbaine, laquelle contribue aujourd’hui grandement à l’attractivité et aux choix d’aménagement urbain des plus grandes villes. À Paris, cela marche parce que c’est crédible. La Nuit Blanche par exemple, à Paris, est très intéressante. On peut se balader dans la capitale, la nuit. C’est une sorte d’institutionnalisation d’une pratique avant ordinaire – marcher dans une ville tard – au travers d’un événement qui la réactive en les valorisant. Mais dans une métropole avec des moyens, du flux, du passage, cela réussit. C’est beaucoup plus difficile dans les petites villes. Le marché diurne est réduit à peu de chose. Bien sûr, les marchés nocturnes avec des artisans, des cultivateurs qui viennent vendre leurs produits, suscitent de l’intérêt. Les gens se retrouvent autour des buvettes comme ils le faisaient avant dans les cafés, qui ont aussi quasiment disparu de ces villes alors que c’était des lieux de vie sociale importants. Les marchés de nuit, c’est de l’événementiel plus que du quotidien qui réinvente ces occasions de convivialité. Cela marche l’été ou à Noël et il y a une attente très forte. Mais c’est un épiphénomène insuffisant pour restaurer l’urbanité dans sa généralité.

Je pense que l’on va peu à peu quitter le modèle d’une ville basée sur le commerce, l’urbanité par le commerce, pour une urbanité basée sur la réalité augmentée. Ce sont les ingénieurs en ambiance qui raflent la mise de ce que sera l’urbanité des années à venir. On va créer des ambiances, mais dans les villes qui auront le capital indispensable. Pour les autres, l’avenir me semble plus compromis, ou bien à réinventer de façon radicale.

 

 

Un entretien réalisé par Stéphane Cordobes

Entretien paru dans le numéro 21 de Tous Urbains – février 2018

Photographie © Saint Claude / Stéphane Cordobes

Notes

[1]  Éric Chauvier, Contre Télérama, Paris, Allia, 2011.

[2] Éric Chauvier, La Rocade bordelaise. Une exploration anthropologique, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2016.

[3] Éric Chauvier, Les Nouvelles Métropoles du désir, Paris, Allia, 2016.

[4] Éric Chauvier, La Petite Ville, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.

Tous urbain n°21 – villes moyennes, petites villes : déclassées ou mal gérées ?

Lautomne s’achève avec son lot de bonnes et de moins bonnes nouvelles. Une pétition a permis de sauver le site de la Corderie antique à Marseille (ve siècle avant Jésus-Christ) ; l’hôtel Mezzara, construit par Hector Guimard en 1910 à Paris, va être ouvert au public ; non contente d’avoir obtenu les JO, la France va recevoir également le championnat du monde de rugby puis l’Exposition universelle, les entreprises du Btp frottent les mains, les architectes rêvent. Pendant ce temps-là, la Sncf, soucieuse d’économie, réinvente les trajets Paris-Lyon en 4 h 30 et bat des records de désorganisation ; Donald Trump, ignorant tous les avis, attise les braises au Moyen-Orient ; puis, coup sur coup, le décès de Jean d’Ormesson suivi de celui de Johnny Hallyday nous ont fourni l’occasion de commémorations patriotiques comme si nous avions besoin de nous rassurer (on n’en a pas fait autant pour Hubert Damisch) ; l’immobilier à Paris bat des records et l’effet d’entraînement du Grand Paris et des JO fait monter ceux de la Seine-Saint-Denis ; le commerce abandonne le centre des petites villes. Ces quelques nouvelles prises en vrac dans les quotidiens recoupent un grand nombre de questions que nous nous posons aussi bien dans les dossiers que dans les éditos, en particulier dans ce numéro.

Après le numéro double 19-20 qui clôt l’année 2017, Tous urbains commence sa sixième année avec un dossier consacré aux petites villes et aux villes moyennes françaises qui, touchées par les effets de concentration de la mondialisation, se sentent plus ou moins déclassées, voire délaissées. Le déplacement du Premier ministre et de treize membres du gouvernement à Cahors pendant trois jours pour la Conférence des territoires au moment où nous bouclons ce dossier, suivi quelques jours plus tard par la déclaration de la ministre de la Culture indiquant sa volonté de revivifier les petites villes et les centres-villes indiquent, s’il était besoin, l’actualité du sujet. Partant de ces inégalités qui traversent les territoires, c’est l’occasion de s’interroger sur la réorganisation d’une géographie héritée de la révolution (organisation hiérarchique du pouvoir d’État), qui cède la place aujourd’hui à une autre logique. Le tout couronné par la métropole du Grand Paris, seule unité urbaine française à pouvoir prétendre au statut de ville-monde. En quelques décennies, la carte centralisée du réseau de chemins de fer, qui tant bien que mal irriguait l’Hexagone d’une façon assez égalitaire, a été remplacée par de nouvelles figures que dessinent le Tgv et les grandes autoroutes, laissant encore de côté une bonne part du territoire national. Changement radical qui emporte peut-être les derniers vestiges de la France rurale de 1950. Tout naturellement, le dossier s’achève par un entretien avec Éric Chauvier autour de son dernier ouvrage consacré à Saint-Yrieix-la-Perche.

Outre le dossier, vous retrouverez les rubriques habituelles avec les dessins de Natacha Debracke, quelques notes de lecture et un télégramme de Seattle sur les villes américaines face au Trumpisme, qui d’une manière ou d’une autre fait un lien avec le Droit à la ville, évoqué tout au long de l’année dans plusieurs numéros. L’année 2018 sera d’ailleurs l’occasion d’un colloque à ce sujet, auquel Tous urbains participe et dont les dates sont maintenant fixées : mercredi 4 avril à l’Hôtel de Ville de Paris autour du thème de la pensée urbaine de Henri Lefebvre et jeudi 5 avril à la Maison des sciences de l’homme Paris Nord à Saint-Denis autour de la question du Droit à la ville aujourd’hui et des associations qui dans divers pays en font une revendication.

Et pour finir, Tous urbains vous présente ses meilleurs vœux pour 2018.

 

Philippe Panerai

 

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Tous urbains n°19-20 – Mai 68, l’architecture et la ville

La rentrée des classes est passée, sans plus de difficultés que les années précédentes. L’enseignement supérieur s’interroge, un peu vexé de la place modeste de nos grandes écoles et universités prestigieuses dans le classement de Shanghai. On applaudit au transfert d’un joueur de football « acheté » par un club à un prix jamais égalé comme si cet exploit constituait un progrès – et sans même s’interroger sur l’« achat » d’un être humain, près de 170 ans après l’abolition de l’esclavage. Cela inaugure mal des vertus morales du sport dont on nous rebat les oreilles maintenant que nous sommes 3 officiellement sélectionnés pour les Jeux olympiques. Quant à leurs retombées positives dans un pays qui prétend réduire sa dette, il est permis d’en douter.

Mais sans doute trouvera-t-on quelque montage d’opérations en PPP (partenariat public/privé) qui permettront par un jeu d’écritures comptables de ne plus inscrire certains coûts comme un emprunt. Ouf ! nos petits-enfants paieront.

Dans un monde globalisé, quelques bruits de bottes plus proches nous rappellent un passé que l’on croyait révolu ; et douloureusement le passage d’Irma et des ouragans suivants nous montre les effets tragiques du dérèglement climatique auxquels nous ne sommes pas étrangers. anthropocène, dites-vous ?
Pour clore l’année 2017, voici un numéro double : le numéro 19-20. Il consacre son dossier à Mai 68, l’architecture et la ville en conjuguant des points de vue divers, manière de lancer le débat à la veille des commémorations qui s’annoncent. Il en profite également pour poursuivre son ouverture avec des éditorialistes invités qui nous parlent de Londres ou des métropoles subsahariennes, et une rubrique récits de voyage qui nous emmène dans les villes bulgares. Exceptionnellement, l’entretien traditionnel qui marque dans chaque numéro une transition entre les éditos et le dossier est ici remplacé par un dialogue qui ouvre le dossier.
Deux télégrammes, de Séoul et tallinn, nous rappellent que les associations professionnelles continuent de se réunir et nous invitent à voyager. Profitant du fait que les Puf, notre éditeur, lancent la campagne d’abonnement pour 2018, et pour bien convaincre nos lecteurs de notre volonté de poursuivre, nous vous proposons pour l’an prochain de conserver nos habituels éditos, points de vue, regards critiques, entretiens de notre équipe et d’invités, mais de mieux centrer chaque numéro sur le dossier thématique.

Le dossier du numéro 21 sera consacré aux « petites villes » – des villes moyennes aux gros bourgs – qui semblent aujourd’hui en France les oubliées de la mondialisation. Une manière de réfléchir sur la réorganisation de la carte des territoires et de mettre en question la notion de fracture territoriale parfois un peu vite avancée.

Le printemps sera l’occasion, avec le numéro 22, de nous interroger sur « Le département de la Seine-Saint-Denis face aux défis des JO », et partant de cet exemple sur les relations entre Paris et les banlieues. Pour la rentrée d’automne, le numéro 23 sera coproduit avec l’école urbaine de Lyon et comprendra notamment un dossier « formation/transmission » occasion de confronter les points de vue d’enseignants, chercheurs et étudiants. Enfin, l’année se terminera avec le numéro 24 dont le dossier « La route de la soie » essaiera de repérer la réorganisation des grands flux économiques, conséquence de la montée en puissance de la Chine.
Cinquantième anniversaire de Mai 68, l’année prochaine connaîtra différentes manifestations. Parmi celles-ci, signalons dès aujourd’hui un colloque autour du livre Le Droit à la ville d’Henri Lefebvre, paru en mars 1968 et dont il est abondamment question dans ce numéro. Le colloque à l’organisation duquel Tous urbains participe aux côtés du laboratoire d’idées La Ville en commun se déroulera début avril ; la première journée sera consacrée à la pensée sur la ville d’Henri Lefebvre dans son temps, la seconde à la postérité de sa pensée urbaine, notamment aux États-Unis et en Amérique latine.

Enfin, Tous urbains prie Yann Gérard, dont le prénom a été estropié dans le dernier numéro, autant dans le titre de son article que dans le sommaire, d’accepter toutes ses excuses.

 

 

Philippe Panerai

 

 

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Tous urbains n°18 – Le prix du sol ou le foncier cet oublié

Entre présidentielle et législatives, ce numéro ne saurait ignorer la situation économique et sociale qui caractérise la société française tiraillée entre des aspirations contradictoires d’ouverture et de repli, d’autosatisfaction et d’angoisses. La longue période électorale que nous venons de vivre avec ses surprises à répétition marque sans aucun doute la fin d’une époque. Celle qui, du choc pétrolier à l’élection de Donald Trump, a succédé aux Trente Glorieuses, et pour laquelle nous n’avons pas encore trouvé de nom. Alors aujourd’hui, doute ou fin des illusions ? Que faire face à la montée inexorable d’une globalisation dont le cynisme et la brutalité apparaissent davantage que les bienfaits ? Quel crédit accorder à l’émergence d’une conscience environnementale souvent devenue un simple argument de vente ?

Espoir de changement ou dépression post-électorale ? Et voici que la dernière livraison de la revue Marnes, achetée pour un article sur la place des Vosges comme archétype du grand ensemble, détourne mes réflexions vers un sujet inattendu : les villes de l’après-pétrole. Ne croyez pas, chers lecteurs, à une conversion tardive à une écologie politique qui entraînerait Tous urbains dans un militantisme bien-pensant… Les démonstrations des scientifiques sur le temps qu’il faudra pour épuiser les énergies fossiles, je dois l’avouer, m’échappent un peu, de même que notre capacité à trouver à temps des solutions alternatives. Mais se défier des présupposés que dénonce Dennis Meadows, l’auteur du premier article de la revue, m’a semblé curieusement faire écho au sujet du dossier en nous invitant à ne pas prendre comme évident ce que l’on nous propose si souvent avec assurance. J’y retrouve ce qui anime Tous urbains depuis ses origines : d’abord observer en dehors des schémas établis et des explications toutes faites en accordant aux faits urbains une importance première, puis questionner ces faits en associant examens de cas concrets et comparaisons à l’échelle mondiale, enfin militer pour retrouver dans des conditions nouvelles l’esprit de la citée et de la démocratie. Mais au fond, comment penser l’avenir, lucidement, modestement?

Prenons (presque) au hasard trois de ces présupposés : l’énergie va continuer d’être facile et bon marché ; les réserves de pétrole commencent (juste) à s’épuiser et les énergies renouvelables viendront prendre le relais ; notre mode de vie se maintiendra, voire même s’améliorera. Peu importe que ce soit pour demain matin comme le suggère Dennis Meadows, ou plus tard, peu importe même s’il se trompe sur un point ou deux, nous pouvons simplement essayer de penser l’habitat, le travail et la ville en inversant ces présupposés.
C’est en partie, mais avec un autre point de vue, ce que propose le dossier consacré au prix du sol. Il nous rappelle l’importance du foncier et en profite pour dénoncer quelques idées reçues généralement présentées comme des données irréfutables par les urbanistes ou les élus, comme par exemple : «densifier permet de baisser la charge foncière.» C’est là qu’il rencontre l’article de Marnes : ne pas se satisfaire des explications habituelles. Restera pour un futur numéro à croiser les données économiques du foncier avec celles de l’énergie…
Pour le reste, vous y retrouverez vos rubriques habituelles. Les éditos s’ouvrent par une évocation de Marseille, seconde ville de France, dont les réactions toujours singulières démentent les prédictions. Elle fait écho à l’entretien dans lequel Jean-Michel Guénod, ancien patron d’Euromed, nous parle de la naissance du projet et de ses effets sur la ville et la métropole. Mais vous croiserez aussi Rabat, Tahiti, Paris, avec Anne Chaperon, éditorialiste invitée. Un regard critique et quelques télégrammes.

Autour de la revue, plusieurs rencontres ont accompagné la sortie des numéros, à la Maison de l’architecture en mars et en mai, à la librairie Le Genre urbain en mai également. D’autres sont prévues à la rentrée. D’ici là, bonnes vacances et découvertes passionnantes pour alimenter la réflexion sur les villes et la condition urbaine.

Philippe Panerai

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Les hyper-lieux : là où le Monde est toujours pareil et chaque fois différent

On réduit souvent la mondialisation à un processus de globalisation économique et à ses fonctions dérivées (généralisation du tourisme ou de l’information en continu). Or la globalisation n’est qu’un adjuvant d’évolutions plus puissantes. Même si l’économie que nous connaissons actuellement se voyait amoindrie et/ou modifiée, la mondialisation se poursuivrait. Cette affirmation se comprend si l’on aborde le Monde contemporain pour ce qu’il est : un nouveau mode de spatialisation des sociétés humaines, une mutation dans l’ordre de l’habitation humaine de la planète – c’est pourquoi il est judicieux de l’écrire avec une majuscule. Une révolution d’ampleur comparable en un sens à celle du néolithique ou à la révolution industrielle – deux grandes périodes lors desquelles les humains ont installé des cadres d’existence radicalement neufs. Et cette fois-ci, on le sait bien dans cette revue, il s’agit d’une révolution urbaine.

Aux yeux de beaucoup d’analystes, cette urbanisation rime avec l’uniformisation au sens où elle promeut des genres de vie et des formes urbaines semblables. Certes, mais il importe de ne pas s’arrêter à cette première approche ; si l’on pousse l’observation plus avant, on constate que cette homogénéisation s’accompagne d’un regain d’importance des processus de localisation. Des anthropologues comme Arjun Appadurai, Homi K. Bhabha ou Kwame Anthony Appiah ont montré que l’émergence de la world culture a été accompagnée de celle de nouvelles cultures « locales » très dynamiques. Comme l’écrit Kwame Anthony Appiah : « Oui la mondialisation peut produire de l’homogénéité, mais elle menace aussi cette homogénéité1 », c’est-à-dire que ses acteurs instaurent en permanence de nouvelles différences qui font plus que compenser les pertes des anciennes. On peut faire le même constat si on analyse les espaces de vie : bien sûr la standardisation des architectures et des paysages progresse, mais en même temps l’espace est de plus en plus différencié en lieux qui font sens, intensément investis par les individus et les groupes.

La caractéristique majeure de la mondialisation est ainsi de mettre en tension des logiques de standardisation des espaces d’existence et des logiques de différentiation permanente. En effet, synchroniquement à leur homogénéisation relative à l’échelle mondiale, on constate un regain de l’importance de la problématique de la localité. Le local fait retour – mais, pas un local à l’ancienne, un de type très différent. Le `Monde n’est absolument pas « lisse » mais de plus en plus ponctué et scandé, de plus en plus différencié par ces ponctuations et ces scansions. Bref, dans une certaine mesure, tout devient semblable et tout se distingue de plus en plus ; il ne faut pas vouloir trouver là une contradition, mais plutôt une dynamique qui se cristallise dans la nouvelle importance et puissance de la localisation.

L’un des aspects les plus fascinants en est l’apparition de ce que je nomme les « hyperlieux » : « hyper » car ce sont des points de connexion majeurs aux réseaux mobilitaires et télécommunicationnels, ce qui les fait être toujours à la fois parfaitement locaux et totalement connectés aux autres échelles, mais aussi parce qu’ils sont hyperboliques en matière d’intensité des interactions qu’on y observe entre les réalités matérielles et immatérielles, humaines et non humaines assemblées. Ce sont également des endroits où les individus vivent une expérience de cohabitation avec autrui, et éprouvent ce qu’il en est de s’assembler pour un motif commun – qu’il soit ou non fonctionnel. Je les classe en plusieurs « genres ». D’abord des espaces comme les aéroports, les Shopping Malls, les gares, les grandes places urbaines, ubiquitaires au sens où on les rencontre partout. Pourtant, ce ne sont pas les non-lieux que certains voudraient y voir. Outre qu’on y retrouve une variété sociale et que s’y manifestent les tensions qui travaillent la société tout entière, ce sont surtout de véritables endroits où les individus sont à l’épreuve de l’« insociable sociabilité » (Kant) et vivent des situations qui, pour être souvent banales, n’en constituent pas moins la trame de leur existence.

La caractéristique majeure de la mondialisation est ainsi de mettre en tension des logiques de standardisation des espaces d’existence et des logiques de différentiation permanente.

Mais j’étudie aussi des espaces non fonctionnels (qui n’ont pas été conçus intentionnellement pour assurer une fonction précise) transformés en hyper-lieux d’attention mondiale en raison d’un événement spectaculaire qui s’impose dans la sphère publique. Cet événement peut être dramatique, comme un attentat (l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo a dressé la place de la République en centre d’un chagrin planétaire) ou une catastrophe (Fukushima par exemple qui a fait battre le pouls du Monde autour de la centrale quelques jours durant). Il peut être heureux et/ou festif comme lorsqu’un grand festival fabrique un espace ad hoc qui devient « culte » (songeons à Woodstock ou à ce point dans le désert du Nevada chaque année transfiguré par le Burning man qui installe pendant quelques jours « Black Rock City »). Il peut être contestataire lorsque des activistes occu- pent la Puerta del Sol à Madrid ou investissent Zuccotti Square à New York (Occupy Wall Street), Taksim à Istanbul, Maïdan à Kiev, etc.

Autour des hyper-lieux et avec eux, bien des processus sociaux et des activités individuelles instaurés par la mondialisation sont agencés, voire structurés. Ils constituent donc à la fois des motifs géographiques du Monde et de nouveaux attracteurs de la vie mondialisée, qui arriment et animent la cohabitation des humains. En ce sens, ce sont des espaces où une géopolitique du quotidien prend forme, au jour le jour.

 

Article publié dans Tous urbains n° 18 – Juin 2017

Photographie @ LAX / Stéphane Cordobes

Tous urbains n°17 – Architecture du pouvoir

Le numéro 17 arrive avec le printemps et voit l’éclosion de projets qui poursuivent un même but : assurer la permanence de la revue et augmenter son audience. Après les traditionnels éditos, vous trouverez un entretien avec le philosophe Marcel Hénaff, vaste fresque des constantes qui structurent les villes depuis l’Antiquité et nous rappelle combien la prise en compte du temps long est utile pour comprendre les faits urbains d’aujourd’hui. Cet entretien fait la transition avec le dossier consacré à « l’architecture du pouvoir », coordonné par Shahinda Lane et Olivier Mongin.

Pouvoir politique, pouvoir économique ou contre-pouvoir populaire prennent la ville comme théâtre en y posant des objets durables ou des signes éphémères. Les exemples variés et la diversité des auteurs participent de la volonté d’ouverture qui anime la revue. Ouverture qui se manifeste également dans la rubrique esprit critique qui fait écho au thème du dossier en interrogeant les architectures d’exception, et dans la proposition de deux nouvelles rubriques: lectures et télégrammes. Lectures se propose d’attirer votre attention sur des livres qui recoupent les domaines d’intérêt de la revue, avec aujourd’hui, parmi quelques-uns qui incitent à la promenade, la présentation du dernier ouvrage de Michel Lussault, éditorialiste, géographe intrépide et l’un des fondateurs de Tous urbains. La rubrique qui s’inaugure ainsi veut mêler présentation argumentée et simples citations d’ouvrages que les éditorialistes ont aimés, avec une règle stricte : un titre, une phrase. Télégramme concrétise une idée : créer parmi nos lecteurs un réseau de correspondants résidant dans une grande ville étrangère ou française et susceptibles de dire en quelques lignes les deux ou trois faits urbains qui font débat. nous commençons avec Genève et Brasilia, mais les numéros prochains évoqueront également Tunis, Marseille, Beyrouth, Tachkent, Montréal ou Seattle.

Autre forme d’ouverture, la poursuite de l’accueil d’images, qui avaient disparu depuis le no 10, proposées par les auteurs ou réalisées spécialement pour ce numéro qui nous ont semblé élargir le champ de la représentation, transmettre des informations , voire parfois, dans leur expression ramassée, des concepts.

L’ouverture suppose aussi de poursuivre et de développer nos partenariats ; outre la Fondation Charles Léopold Meyer qui participe à notre aventure depuis plusieurs années, deux nouvelles conventions sont en train d’être établies: avec la Maison de l’architecture d’Île-de-France pour organiser un débat à l’occasion de la sortie de chaque numéro ; avec l’association « La ville en commun », intéressée comme nous à développer une connaissance critique de la ville contemporaine.
Enfin, bien que n’étant pas ruthénois, je ne voudrai pas terminer cette ouverture sans saluer l’attribution du prix Pritzker (le nobel de l’architecture, comme on dit) à l’équipe d’architectes catalans rCr (rafael Aranda, Carme Pigem et ramon Vilalta) auteurs entre autres du musée Soulages de rodez, remarquable architecture d’exception, subtile dans son implantation, délicate dans son traitement et modeste vis-à-vis du programme.

 

 

Philippe Panerai

 

 

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Tous urbains n°16 – En ces temps d’élection

Avec ce numéro, Tous urbains fête son quatrième anniversaire, occasion de faire le point et d’engager une nouvelle étape. Née d’un mouvement d’humeur devant le rachat de la presse professionnelle par les grands groupes et le conformisme de la pensée qui règne, la revue a dépassé ce qui aurait pu n’être qu’une réaction sans lendemain. Les 16 numéros parus représentent mille pages. Chacun comporte un dossier, du blocage des loyers (n°0) aux urbanités informelles (n°15) en passant par le Grand Paris, les nouveaux quartiers commerciaux, la voiture, la sécurité ou les migrants, un entretien avec un écrivain, un journaliste, un artiste ou un cinéaste, 8 à 12 éditos et plus ou moins régulièrement un regard critique ou une scène de vie. Avec un point de vue partagé : la fidélité à la charte fondatrice n’implique pas une pensée unique. Les points de vue diffèrent, les dossiers témoignent de positions divergentes, entretiens et invités apportent des éclairages nouveaux et nous tenons à garder un ton libre, volontiers irrévérencieux, parfois presque impoli.

Ce numéro 16 est l’occasion d’affirmer notre volonté de continuer l’aventure en poursuivant la publication de la revue sous sa forme actuelle : modeste, d’un format que l’on glisse dans sa poche et lit dans le métro, avec une version numérique accessible aux abonnés depuis 2016, et le développement d’autres modes de diffusion. Le conseil éditorial augmenté continue d’être le lieu où se définissent les orientations de la revue et le contenu de ses numéros, notamment du dossier qui donne à chaque livraison sa coloration particulière. un conseil de rédaction de quatre personnes : Shahinda Lane, Jean-Michel Roux, vincent Lavergne et Philippe Panerai succèdent à Michel Lussault et à Laurence vet qui ont assuré avec autorité et dynamisme la réalisation de la revue depuis sa création. À l’heure où ils souhaitent se consacrer à d’autres tâches, chacun peut mesurer l’engagement et l’opiniâtreté qui ont été les leurs et nos remerciements ne sont pas de simples formules de circonstance.

En prenant leur suite nous nous fixons deux priorités : poursuivre l’ouverture en accueillant davantage de contributeurs, c’est le cas pour ce numéro qui, outre deux nouveaux éditorialistes, Stéphane Cordobes et vincent Lavergne, voit la contribution de Laurent Davezies dans le dossier : engager davantage la revue dans la révolution numérique en associant à l’édition papier des modes nouveaux de communication et de diffusion.

Ce numéro 16 intervient dans un moment particulier de la vie politique française : l’élection présidentielle, moment qui a commencé bien avant l’été et qui, de primaire en primaire, puis de campagne en scrutin, nous conduira, législatives dans la foulée, à l’été prochain. Après les éditos, le dossier « En ces temps d’élections » réunit les points de vue des éditorialistes sur quelques questions de fond pour tenter de dépasser les prises de positions politiciennes auxquelles nous n’échappons guère par les temps qui courent. Ces prises de position personnelles portent sur les enjeux nationaux, en mettant en relief parfois des sujets faiblement abordés dans la campagne aussi bien en France qu’à l’échelle internationale. Enfin, nous avons souhaité réintroduire dans ce numéro quelques dessins, avec la conviction que l’image n’est pas un simple repos, une détente entre deux textes, mais qu’elle véhicule à sa manière des questions, des critiques ou des rêves, et nous aimerions pour la suite en faire une rubrique à part entière.

Le numéro 17 comprendra un dossier sur «L’architecture du pouvoir», ainsi que les éditos et les rubriques habituelles. Le numéro 18 saisira «La question du foncier» ; le numéro 19 tentera, cinquante ans après, un bilan de «L’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme depuis 1968» ; le numéro 20 clôturera l’année sur la question des flux et de la mobilité, l’anatomie de la SnCF ou la ville clés en main (Partenariat public-privé, gated communities et autres).

En accompagnement de la livraison des numéros, nous prévoyons divers moyens d’engager un dialogue avec les lecteurs : une rencontre autour du thème du dossier à l’occasion de la sortie de chacun, une plus grande réactivité en utilisant la souplesse du net et en affirmant la présence de Tous urbains sur les réseaux sociaux.

 

Philippe Panerai

 

 

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Le droit à la ville : un slogan dépassé?

L’expression «droit à la ville» a connu la perte de la rue comme lieu de rencontre, une première fortune, en 1968, lors de la publication de l’ouvrage de ce nom par Henri Lefebvre. Il valut alors comme une déclaration de guerre à la pensée urbanistique de cette époque, celle des Congrès internationaux d’architecture moderne (les Ciam, qui se réunirent de 1928 à 1958) et dont l’objectif était de fournir aux dirigeants politiques d’alors un moyen de combattre les « méfaits de la ville », comme on appelait, depuis le XIXe siècle, l’entasse- ment, l’insalubrité, l’immoralité et la propension à l’émeute. Autant de maux générés par l’attraction que la ville exerçait sur les habitants des campagnes à l’ère de l’industrialisation massive.

Contre ces méfaits, l’urbanisme fonctionnel fournissait pour solution la séparation des lieux de travail, de commerce, de loisir et d’habitation. Le transport constituait une fonction parmi d’autres, subordonnée aux autres puisqu’elle n’avait pas d’autre rôle que de conduire de l’une à l’autre des autres fonctions en réduisant le temps passé en dehors de chacune de celles-ci pour les habitants des villes. C’était même cette subordination des lieux de mouvements aux autres fonctions qui constituait le cœur de la critique portée par Henri Lefebvre à l’urbanisme officiel : de la place comme lieu de réunion, de tout ce qui avait fait de la ville le lieu de l’histoire par le moyen de rassemblement du peuple qu’elle constituait contre ceux qui l’oppressaient. Il en fit d’ailleurs l’éloge en racontant comment, lors de la Commune de Paris de 1871, ladite ville était devenue une fête réunissant ses habitants qui en faisaient le lieu de leur destin contre les faux habitants, ceux qui s’étaient réfugiés à Versailles.

Soit donc une formule que l’on pourrait dire nostalgique d’une époque révolue, celle où le mouvement du village à la ville pouvait porter à croire qu’il y allait avec celle-ci de l’émergence d’un ordre alternatif à l’ordre ancien, de l’apparition d’un peuple s’installant dans un espace propice à son épanouissement collectif, comme l’avaient rêvé tant de penseurs utopistes au XIXe siècle. Et l’on peut difficilement dire que la classe ouvrière fit grand investissement sur la question de l’urbain en 1968 et dans la décennie qui suivit. La globalisation changeait la donne, faisant de la ville non plus seulement un principe de regroupement mais le lieu de départ et d’arrivée d’une multiplicité de mouvements. À celui du village à la ville (devenu celui des migrants venus de pays lointains), venaient s’ajouter le mouvement inverse de la ville au village (la dite périurbanisation) et celui de la ville à la ville (empruntée par la classe dite créative). Que peut signifier le droit à la ville quand la ville se défait sous la poussée de mouvements portés chacun par leur propre logique ?

La formule connut pourtant une seconde fortune à partir des années 1990, portée, cette fois, par les urbanistes et les responsables politiques. Cela dans tous les pays d’Europe du Nord comme en France : urban renewal au Royaume-Uni, la politique dite des grandes villes en Hollande, la politique de la ville en France. Tout à coup, la ville n’était plus un problème mais une solution. On proclama à travers le droit à la ville l’exigence de mixité pour faire face aux séparations apparues dans l’espace à la faveur de ces mouvements et aux malaises qui pouvaient en résulter : émeutes dans les banlieues, revendications de services publics dans les petits villages qui se repeuplaient, dénonciation d’une gentrification qui captait la ville-centre au bénéfice de la classe créative. Est-ce que l’exigence de mixité au nom du droit à la ville entraîna une modification substantielle des grandes tendances affectant l’espace urbain? Toutes les études montrent qu’il y va plutôt d’un aménagement à la marge que d’une modification des effets de fond de ceux-ci.

Tout à coup, la ville n’était plus un problème mais une solution. On proclama à travers le  droit à la ville l’exigence de mixité.

Plutôt que faire de cet échec de la mixité stricto sensu la preuve d’une mauvaise volonté des élus soutenus par des urbanistes corrompus, mieux vaudrait sans doute considérer qu’il y va, dans le recours à cette formule, d’une tentative pour l’État de se cramponner à son savoir- faire, celui de la gestion des lieux, plutôt que s’engager dans la régulation des flux que requiert cette évolution de l’urbanisation de la société. Car le problème paraît bien là, maintenant : comment accorder ces mouvements divers, parfois contraires, parfois complémentaires, de façon à éviter qu’ils n’entraînent des fractures sociales ? Accorder les mouvements : cela signifie faire en sorte que chacun puisse se développer sans inhiber ou exagérer les autres, qu’ils puissent en conséquence se connecter.

Un exemple suffira pour illustrer les méfaits de ces mouvements lorsqu’ils sont mal accordés: celui de la ville de Marseille. Le plus frappant y est, si l’on peut dire, l’immobilisation, la stagnation de la population venue des pays lointains dans les quartiers du vieux centre (1er, 2e et 3e arrondissements) ainsi que dans les quartiers nord. Mais ce qui s’ensuit est tout aussi problématique : d’abord, une difficulté persistante de cette ville à attirer la classe créative et à y développer une économie à la mesure de sa population ; ensuite, une évasion croissante des classes moyennes dans un périurbain de plus en plus profond alors que processus tend à se réduire dans les autres métropoles. Les heurs et malheurs de la plupart des métropoles pourraient se décrire ainsi : à raison de l’accord que l’on établit ou non entre les mouvements qui les affectent et non pas en proclamant pieusement le droit à la ville pour tous.

 

Jacques Donzelot

 

Photographie © Nice marché de la place du Général de Gaule / Stéphane Cordobes

Article paru dans Tous urbains n°16, janvier 2017

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